Sépulcre
Anatole crut le reconnaître, lui aussi.
Il inspira profondément. Bien qu’il n’ait cessé de penser à Victor Constant dès l’instant où il avait rencontré Isolde et en était tombé amoureux, les deux hommes ne s’étaient pas croisés depuis leur seule et unique querelle, en janvier.
Il fut étonné de la rage qui lui brûlait les veines. Il serra les poings. Il lui fallait du sang-froid et non un impétueux désir de vengeance. Mais, soudain, la forêt lui parut trop petite. Les troncs dénudés des hêtres semblaient se rapprocher de lui pour le cerner.
Il trébucha sur une racine exposée et faillit tomber.
— Tout doux, Vernier, murmura Gabignaud.
Anatole se ressaisit et regarda Denarnaud s’avancer vers Constant et ses acolytes. Pascal le suivait en portant le coffret à pistolets dans ses bras comme un cercueil d’enfant.
Les seconds se saluèrent cérémonieusement, chacun s’inclinant brièvement, sèchement, puis ils s’avancèrent dans la clairière. Anatole sentait sur lui le regard froid et perçant de Constant, droit comme une flèche au-dessus de la terre gelée. Il remarqua également qu’il semblait malade.
Les seconds marchèrent jusqu’au milieu de la clairière, non loin de l’endroit où Pascal, la veille, avait installé le stand de tir improvisé, puis comptèrent les pas qui devaient séparer les adversaires. Pascal et le valet de Constant enfoncèrent deux cannes dans le sol humide pour marquer précisément l’endroit d’où ils devaient tirer.
— Vous tenez le coup ? murmura Gabignaud. Je peux vous apporter quelque…
— Rien, l’interrompit Anatole. Je n’ai besoin de rien.
Denarnaud revint.
— Hélas, nous avons perdu à pile ou face : nous n’utiliserons pas nos pistolets. (Il tapa sur l’épaule d’Anatole.) Je suis sûr que cela n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est de bien viser, peu importe l’arme.
Anatole avait l’impression d’être un somnambule. La scène lui semblait irréelle, comme si ce n’était pas lui qui la vivait. Il aurait dû être inquiet à l’idée d’utiliser les pistolets de son adversaire, il le savait, mais il n’éprouvait rien.
Les deux groupes se rapprochèrent l’un de l’autre.
Denarnaud retira son pardessus à Anatole. Le second de Constant en fit de même pour lui. Anatole regarda Denarnaud palper de manière ostentatoire les poches de la veste de Constant et celles de son gilet pour s’assurer qu’il n’avait ni arme cachée, ni livre, ni papiers qui puissent lui servir d’armure.
Denarnaud hocha la tête.
— Tout est en règle.
Anatole leva les bras tandis que le valet de Constant le palpait à son tour pour s’assurer que lui non plus n’avait pas caché d’arme. Il sentit qu’on retirait sa montre de son gousset et qu’on la détachait de sa chaîne.
— Une nouvelle montre, monsieur ? Gravée. De la belle ouvrage.
Il reconnut cette voix rauque, celle de l’homme qui lui avait volé la montre de son père quand il avait été agressé à Paris. Il serra les poings pour ne pas le frapper.
— Ne la touchez pas, marmonna-t-il farouchement.
L’homme lança un regard à son maître, puis haussa les épaules et s’éloigna.
Anatole sentit Denarnaud le prendre par le coude pour le guider vers l’une des cannes.
— Vernier, voici où vous devez vous tenir.
Je n’ai pas le droit à l’erreur, songea-t-il.
On lui remit un pistolet. Il était lourd et froid dans sa main : c’était une arme de bien meilleure qualité que celle de son oncle. Le canon était long et poli ; la crosse portait les initiales de Constant, gravées en lettres d’or.
Anatole eut le sentiment de se contempler depuis une hauteur vertigineuse. Il distinguait un homme qui lui ressemblait trait pour trait, avec les mêmes cheveux de jais, la même moustache, le même visage pâle et un nez rougi par le froid.
Face à lui, à quelques pas, il reconnaissait un homme qui ressemblait en tout point à celui qui l’avait persécuté de Paris jusque dans le Midi.
Une voix lui parvint, de loin. Brusquement, avec une rapidité absurde, cette affaire était sur le point de se dénouer.
— Êtes-vous prêts, messieurs ?
Anatole hocha la tête. Constant aussi.
— Un coup de feu chacun.
Anatole leva le bras. Constant fit de même.
Puis la même voix :
— Feu !
Anatole n’avait conscience de rien, il ne voyait, n’entendait, ne sentait rien ; il éprouvait une absence totale
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