Sépulcre
d’empocher les cartes et de rentrer à l’hôtel pour les étudier dans le confort de sa chambre, avec ses notes, son accès Internet et son propre jeu de cartes comme point de comparaison.
Mais elle entendait toujours la voix de Léonie. En un instant, le monde entier semblait avoir rétréci pour ne plus occuper que ce lieu. L’odeur de la terre dans ses narines la boue et le gravier sous ses ongles, l’humidité qui s’infiltrait de la terre jusque dans ses os.
Mais ce n’est pas le lieu.
Quelque chose l’appelait, l’attirait au fond des bois. Le vent sifflait de plus en plus fort, charriant autre chose que les bruits de la forêt : une musique entendue sans que personne n’écoute. Elle décelait une mélodie ténue dans le bruissement des feuilles mortes et le frémissement des branches nues des hêtres.
Des notes simples, une mélodie mélancolique en mode mineur, et toujours ces mots dans sa tête qui la guidaient vers le sépulcre en ruine.
Aïci lo tems s’en va res l’Eternitat.
Julian laissa sa voiture déverrouillée dans le parking à l’entrée de Rennes-les-Bains, puis marcha rapidement jusqu’à la place des Deux-Rennes, coupa à travers le square et se dirigea vers la petite rue qu’habitait Shelagh O’Donnell.
Il desserra le nœud de sa cravate. Des auréoles de sueur s’étalaient sous ses bras. Plus il réfléchissait à la situation, plus elle lui semblait préoccupante. Il voulait simplement retrouver les cartes. Tout ce qui pouvait l’en empêcher ou le retarder était intolérable. Il ne devait négliger aucun détail.
Il n’avait pas songé à ce qu’il allait dire. Il savait simplement qu’il ne pouvait pas la laisser aller au commissariat avec Hal.
Il contourna le coin de la rue et l’aperçut, assise en tailleur sur le muret qui séparait la terrasse de sa propriété du sentier déserté qui longeait le fleuve. Elle fumait et passait la main dans ses cheveux, tout en parlant au téléphone.
Que disait-elle ?
Julian s’arrêta, soudain pris de vertige. Maintenant, il entendait sa voix, son accent discordant, tout en voyelles plates, sa conversation à sens unique assourdie par le sang qui lui battait dans la tête.
Il s’approcha d’un pas pour mieux l’entendre. Shelagh O’Donnell se pencha en avant et éteignit sa cigarette en l’écrasant à petits coups brusques dans un cendrier argenté. Ses paroles bondirent vers lui.
— Il faut que je vérifie, pour la voiture.
Julian tendit la main pour s’appuyer au muret. Il avait dans la bouche comme un goût de poisson séché, amer et désagréable. Il lui aurait fallu un verre d’alcool pour s’en débarrasser. Il regarda autour de lui, les idées embrouillées. Un bâton gisait par terre, dépassant à moitié de dessous la haie. Il le ramassa. Elle parlait toujours, elle n’arrêtait pas, elle racontait ses mensonges. Pourquoi ne se taisait-elle donc pas ?
Julian brandit le bâton et l’abattit violemment sur sa tête.
Shelagh O’Donnell poussa un cri. Il la frappa encore, pour l’empêcher de faire du bruit. Elle s’affala de côté sur les pierres. Puis ce fut le silence.
Julian lâcha son arme. Pendant un moment, il resta immobile. Puis, horrifié, incrédule, il repoussa le bâton dans la haie d’un coup de pied et se mit à courir.
XI
Le sépulcre
Novembre 1891-octobre 1897
88.
Domaine de la Cade Dimanche
1 er novembre 1891
Anatole fut inhumé au Domaine de la Cade, sur le petit promontoire dominant le lac, près du banc de pierre en forme de croissant de lune où Isolde aimait s’asseoir.
L’abbé Saunière célébra la modeste cérémonie, à laquelle seuls Léonie au bras d’Audric Baillard, M e Fromilhague et M me Bousquet assistèrent.
Isolde resta dans sa chambre, sous constante surveillance, sans même savoir que les funérailles avaient eu lieu. Prisonnière d’un monde silencieux, enfermée entre les quatre murs de son esprit, elle vivait dans un temps suspendu, sans avoir aucune conscience des heures qui s’écoulaient, comme si chaque minute pouvait aussi bien, à elle seule, contenir l’expérience de toute une vie. Elle savait qu’il faisait jour ou nuit, que tantôt la fièvre la brûlait ou que le froid la glaçait, mais elle était piégée entre deux mondes, ensevelie sous un voile qu’elle ne pouvait repousser.
Le même petit groupe rendit hommage le lendemain au D r Gabignaud, au cimetière de l’église paroissiale de
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