Sépulcre
enfant supplicié. Son domestique avait laissé le cadavre lacéré dans un char à bœufs sur la place du Pérou et avait attendu l’attroupement. Il n’avait pas fallu beaucoup d’efforts à Constant, même dans son état de faiblesse, pour attirer l’attention de la foule. Des blessures aussi effroyables n’avaient pu être infligées par aucun animal : il s’agissait forcément d’une créature surnaturelle. Une créature qu’on cachait au Domaine de la Cade. Un diable, un démon.
Un palefrenier du Domaine se trouvait à Rennes-les-Bains à ce moment-là. La foule s’était retournée contre le jeune homme pour exiger de savoir comment la créature était contrôlée, où elle était cachée. Il avait nié ces accusations absurdes de sorcellerie, mais n’avait réussi qu’à attiser la colère de la foule.
C’était Constant qui avait suggéré de fouiller la maison pour en avoir le cœur net. L’idée avait aussitôt fait son chemin : la foule se l’était appropriée. Il se laissa assez rapidement convaincre d’organiser l’assaut sur le Domaine de la Cade.
Constant s’arrêta au pied de la terrasse, épuisé d’avoir marché. Il vit la foule se répartir en deux colonnes, qui essaimèrent vers l’avant et l’arrière de la maison.
L’auvent rayé tendu au-dessus de la terrasse fut incendié par un garçon qui grimpa au lierre et coinça son flambeau entre des plis du tissu. Bien que l’étoffe fut humide, elle prit feu en quelques secondes, et le flambeau retomba sur la terrasse. Une odeur d’huile et de roussi remplit l’air nocturne, portée par une fumée noire et âcre.
Une voix s’éleva du chaos.
— Suppôts de Satan !
Le spectacle des flammes exacerba la fureur des assaillants. Une première fenêtre vola en éclats, fracassée par la pointe du soulier ferré d’un villageois. L’un des éclats se ficha dans l’étoffe grossière de son pantalon : il le fit retomber d’une secousse. D’autres fenêtres furent brisées. L’une après l’autre, les pièces élégantes furent dévastées par la foule qui mit le feu aux rideaux.
Trois hommes s’emparèrent d’une urne de pierre pour en faire un boutoir afin d’enfoncer la porte. Le verre se brisa, le métal se tordit, puis le cadre de la porte céda. Le trio laissa retomber l’urne et la populace envahit la bibliothèque. Avec des torchons imbibés d’huile et de goudron, on incendia les étagères en acajou. Les livres flambèrent, le papier sec et les reliures anciennes en cuir s’embrasant comme de la paille. Crépitant et crachant, les flammes bondirent d’étagère en étagère.
Les envahisseurs arrachèrent les rideaux. La chaleur du brasier fit éclater les fenêtres ; ils cassèrent les carreaux intacts avec des pieds de chaises. Grimaçant de rage et d’envie, ils renversèrent la table à laquelle Léonie s’était assise pour lire Les Tarots et arrachèrent l’escabeau du mur à grand-peine, car les attaches en cuivre leur résistaient. Les flammes mordirent les bordures des tapis, puis ce fut la conflagration générale.
La populace fit irruption dans le vestibule. Lentement, en avançant péniblement sur ses jambes raidies, Constant la suivit.
Ils tombèrent sur les défenseurs de la maison au pied de l’escalier principal.
Bien que les assaillants fussent beaucoup plus nombreux, les domestiques luttèrent courageusement. Eux aussi avaient pâti des rumeurs, des ragots, des calomnies : ils défendaient leur honneur autant que la réputation du Domaine de la Cade.
Un jeune valet de pied assomma un homme qui s’avançait vers lui. Le villageois tituba, la tête ensanglantée.
Ils se connaissaient. Ils avaient grandi ensemble, ils étaient cousins, amis, voisins, et pourtant ils se combattaient en ennemis. Émile fut terrassé par le violent coup de soulier ferré d’un homme qui l’avait jadis porté sur ses épaules pour aller à l’école.
Les cris se firent plus perçants.
Les jardiniers et les gardes-chasse, armés de carabines, tirèrent dans la foule, atteignant un homme au bras, un autre à la jambe. Le sang jaillit, des bras s’élevèrent pour faire dévier les coups. Mais les attaquants étaient trop nombreux, et les domestiques furent bientôt écrasés. Le vieux jardinier fut le premier à succomber, le tibia broyé sous un pied. Émile tint tête un peu plus longtemps, jusqu’à ce qu’il fut saisi par deux hommes ; un troisième lui laboura la figure de coups
Weitere Kostenlose Bücher