Sépulcre
et les chagrins n’avaient pas encore atteinte. Les larmes lui brouillèrent les yeux ; elle baissa les paupières.
Un bruit de pas précipités dans le vestibule la tira de sa rêverie. Elle se leva d’un bond et courut vers la porte, au moment même où elle s’ouvrait brusquement sur Pascal, qui se précipita dans la pièce.
— Madama Léonie, Sénher Baillard ! cria-t-il. Il y a… des hommes. Ils ont déjà forcé la grille !
Léonie courut vers la fenêtre. À l’horizon, elle distinguait une file de flambeaux, or et ocre sur le fond noir du ciel.
Puis, plus près, elle entendit un bruit de vitres brisées.
94.
Louis-Anatole, s’arrachant à Marieta, s’élança dans le salon pour se jeter dans les bras de Léonie. Il était pâle et sa lèvre inférieure tremblait, mais il tentait bravement de sourire.
— Qui sont-ils ? demanda-t-il d’une petite voix.
Léonie le serra fort contre elle.
— Des gens méchants, mon petit.
Elle alla regarder par la fenêtre. La foule était encore loin, mais elle avançait vers la maison. Chaque envahisseur brandissait un flambeau d’une main, une arme de l’autre. On aurait dit une armée à la veille d’une bataille. Léonie supposa qu’ils attendaient un signal de Constant pour monter à l’assaut.
— Ils sont si nombreux, murmura-t-elle. Comment s’y est-il pris pour dresser toute la ville contre nous ?
— Il a misé sur leur superstition naturelle, répliqua Baillard. Républicains ou royalistes, ils ont entendu toute leur vie des histoires sur le démon qui hante la région.
— Asmodée.
— Son nom change au gré des époques, mais il a toujours le même visage. Et si, de jour, les bonnes gens de la ville prétendent ne pas croire à de tels contes, la nuit, leur âme plus profonde et plus ancienne leur chuchote dans le noir des histoires de créatures surnaturelles qui déchirent et lacèrent les corps et qui ne peuvent pas être tuées, d’endroits obscurs et interdits où les araignées tissent leurs toiles.
Léonie savait qu’il avait raison. Elle revit en un éclair la nuit de l’émeute au palais Garnier. Puis la haine affichée la semaine précédente par ces gens qu’elle connaissait pourtant si bien, à Rennes-les-Bains. Elle savait à quel point la soif du sang pouvait rapidement et facilement s’emparer d’une foule.
— Madama ? la pressa Pascal.
Les flammes dardaient en léchant l’air noir, reflétées par les feuilles humides des grands marronniers qui bordaient l’allée. Léonie tira les rideaux et s’éloigna de la fenêtre.
— Persécuter mon frère et Isolde jusque dans la tombe, même cela ne lui a pas suffi, murmura-t-elle.
Elle contempla la tête brune et bouclée de Louis-Anatole, blotti contre elle, en espérant qu’il ne l’avait pas entendue.
— On ne peut pas leur parler ? s’enquit l’enfant. Leur demander de nous laisser tranquilles ?
— Il n’est plus temps de parler, mon ami, répliqua Baillard. Il vient toujours un moment où le désir d’agir, même pour de mauvaises raisons, est plus fort que l’envie d’écouter.
— On va se battre ?
Baillard sourit.
— Un bon soldat sait quand il est temps d’affronter son ennemi, et quand il vaut mieux battre en retraite. Ce soir, nous ne nous battrons pas.
Louis-Anatole hocha la tête.
— Y a-t-il le moindre espoir ? souffla Léonie.
— Il y a toujours de l’espoir, répondit-il d’une voix douce.
Puis son expression se durcit. Il se tourna vers Pascal :
— Le cabriolet est-il prêt ?
Pascal hocha la tête.
— Il nous attend dans la clairière près du sépulcre. Il devrait être suffisamment à l’écart pour ne pas attirer l’attention de la foule. J’espère pouvoir nous faire sortir sans que nous soyons remarqués.
— Bien. Nous sortirons par-derrière et nous couperons à travers bois, en priant pour que la maison soit leur première cible.
— Et les domestiques ? s’inquiéta Léonie. Ils doivent partir, eux aussi.
Le visage large et franc de Pascal s’empourpra.
— Ils ne partiront pas. Ils veulent défendre la maison.
— Je ne veux pas qu’ils courent de risques pour nous, Pascal, répliqua aussitôt Léonie.
— Je le leur dirai, madama, mais je ne crois pas que cela ébranlera leur résolution.
Léonie vit qu’il avait les yeux humides.
— Merci, fit-elle d’une voix douce.
— Pascal, nous prendrons soin de ta Marieta jusqu’à ce que tu nous
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