Serge Fiori : s'enlever du chemin
son
temps à Val-Morin, au chalet de la famille de Lucie.
Tout près, au village voisin – Val-David –, se trouve La
Butte à Mathieu. Il s’agit d’un ancien poulailler converti en
salle de spectacle, une boîte à chansons devenue mythique, un lieu de bouillonnement culturel qui accueille poètes, comédiens, sculpteurs, peintres et, surtout, qui fait la
place belle aux chanteurs d’expression française. Depuis
1959, les plus grands noms de la culture québécoise s’y sont
produits : Félix Leclerc, Claude Gauthier, Gilles Vigneault,
Renée Claude, Pauline Julien, Jean-Pierre Ferland, Robert
Charlebois. La France n’y est pas en reste avec ses Barbara, Mouloudji et Guy Béart. La Butte est le lieu de rassemblement culturel par excellence : on s’y retrouve dans un
grand esprit de liberté afin de prendre la parole pour exalter le sentiment nationaliste naissant et dire – ou chanter
– le pays à venir. Cette explosion des arts et de l’esprit séduit Serge et Lucie qui se rendent dans cette boîte à chansons soir après soir pour entendre les élans patriotiques
de Gérald Godin, pour apprécier l’appel vibrant de Pauline
Julien, pour se bercer de la poésie de Gaston Miron, de
Claude Léveillée et de Jean-Pierre Ferland. Certains soirs,
trop fauchés pour payer leur billet d’entrée, les amoureux
grimpent dans les arbres qui entourent la salle et, à travers
les planches vermoulues du vieux bâtiment, s’imprègnent
des paroles exaltantes de tous ces artistes.
Toute cette poésie mise en musique soulève, chez Serge, de profondes et indélébiles émotions ; il découvre la
beauté et la profondeur des textes francophones de ces
auteurs et interprètes engagés, qui font vibrer les foules et
attisent son propre sentiment nationaliste, de plus en plus
puissant. Ces gens chantent le pays, le pays rêvé, le pays
voulu, le pays possible. Serge adhère sans condition à cet
exaltant projet. Les soirées durent des heures et des heures ; sur scène se succèdent ceux et celles qui prennent la
parole et la donnent aux Québécois. Fiori est particulièrement transporté par les élans grandioses de Pauline Julien
qui, entre deux chansons, s’élance dans de longs discours
enflammés célébrant le Québec. Il est impressionné par la
poésie toute en nuance de Godin, bouleversé par la voix rocailleuse et pourtant mélodique de Vigneault. Plus que des
troubadours, ces artistes sont devenus les chantres d’un
grand projet de société. Serge Fiori meurt d’envie de s’engager dans ce projet nationaliste, d’utiliser la chanson afin
de pouvoir, à son tour, prendre la parole et faire vibrer le
public. Ces soirées magiques, stimulantes et grandioses se
succèdent tout l’été. Lucie et Serge n’en auront jamais assez.
Le musicien se pose néanmoins des questions. Bien
qu’il admire sans condition les artistes qui défilent sur la
scène de La Butte à Mathieu , il ne cadre pas dans le moule
du chansonnier. Fiori aspire plutôt à mélanger ses influences françaises, britanniques et classiques par l’utilisation
de la guitare électrique, du son rock, et avec le soutien
d’un band . Comment concilier tout cela, tout en préservant l’authenticité dont il a été témoin durant toute la saison estivale ? N’est-ce pas un suicide musical que d’oser
s’aventurer là où personne n’est allé ? Ses interrogations ne
portent que sur la musique, car en ce qui concerne la politique, son lit est déjà fait : il se définit comme nationaliste,
indépendantiste, séparatiste. Quel que soit le terme utilisé
pour le désigner, il veut travailler à la construction de son
pays. Par contre, en matière de musique, il a du mal à cerner la place qui lui revient.
Serge commence à éviter sa famille. Il se distancie de ses
racines italiennes et devient un véritable porte-étendard
de la souveraineté. Quand – et c’est de plus en plus rare –
il participe à un souper familial, il confronte les convives,
les questionne à propos de leurs opinions politiques et
les place en face de leurs contradictions. On ira jusqu’à le
traiter de communiste, tout en déplorant l’influence néfaste des cégeps, ce qui n’empêche pas le jeune homme
de récidiver. « Pourquoi, et à qui tu payes tes taxes, mon
oncle ? » « Pourquoi on te force à parler anglais chez Eaton,
ma tante ? » « Pourquoi tu acceptes de donner une
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