Serge Fiori : s'enlever du chemin

et il est déchiqueté. Les musiciens voient
passer devant leurs yeux une infinité de bouts de rubans,
qui volent dans toutes les directions   ; après avoir fermé les
disjoncteurs, tous se mettent à la tâche et récupèrent chacun des morceaux du ruban, qu’ils recollent patiemment
un à un, jusqu’à reconstituer la bande originale.
    Pour jouer les ondes Martenot, le groupe invite Marie
Bernard, une artiste reconnue, qui sait en user avec brio.
Les ondes Martenot, instrument électro-acoustique inventé durant la Première Guerre, ne se trouvait, à l’époque,
qu’en France. Pour se le procurer, il fallait suivre un cours
obligatoire, afin de savoir s’en servir correctement. Très artisanal, cet instrument fragile comporte un haut-parleur,
un clavier, des timbales et une harpe, et produit un son
particulier, utilisé autrefois dans les films muets. Les sonorités de l’instrument, incluses dans l’intro de la chanson En pleine face, ont été abaissées d’une octave, puis on en a
doublé la vitesse sur l’enregistrement pour ensuite les ramener à la vitesse normale, mais toujours une octave plus
bas, afin de mouler cet instrument au son plus grave de
la chanson. Les membres d’Harmonium sont exaltés par
ces moments de découverte et de création, et la fatigue est
reléguée au second plan.
    Pour le solo d’improvisation féminine d’ Histoire sans
paroles , le groupe pense à Judi Richards. Elle accepte mais,
hors de sa zone de confort, elle se montre un peu nerveuse, ce jour-là, quand elle s’installe au micro dans le Studio
Six. Serge lui demande d’improviser sur la musique qu’elle
écoute attentivement. Judi se souvient qu’ils étaient nombreux à l’époque, au studio Tempo, à écouter les démos
des uns et des autres   ; elle connaît donc le travail d’Harmonium et se demande bien pourquoi Serge Fiori a fait appel
à elle. Ce qu’elle fait est si différent   ! «   Alors je lui demande   :
“Qu’est ce que tu veux exactement   ?” Il m’a juste dit où il
voulait que je rentre . Je lui ai demandé de préciser un peu
les débits, c’était vraiment imprécis. Je crois qu’il m’en a
chanté un bout, alors je me suis lancée.   » La voix puissante
de Judi a un effet considérable sur le groupe   : les musiciens
l’adorent. En tournée, c’est Serge qui interprétera cette
portion de la pièce, mais Judi conserve un merveilleux
souvenir de sa collaboration avec lui. «   Ce que je retiens de
Serge, c’est que c’était un homme très discret. Une sorte
d’observateur, réfléchi, un peu comme mon mari, quoi   !   »
    Trois heures du matin   : pendant que les autres enregistrent, Pierre Daigneault se réfugie dans la cage d’escalier afin de répéter le solo qu’il devra exécuter dans Dixie .
Cette cage d’escalier, contre toute attente, sonne bien   : elle
renvoie un bel écho naturel. Quand vient son tour d’enregistrer, Pierre regagne le studio et, alors qu’il joue, il a
l’impression d’être empêtré dans un carcan qui étouffe le
son qu’il cherche à produire. Il demande au technicien de
l’accompagner dans l’escalier, afin qu’il constate comment
ça sonne à cet endroit. Daigneault joue quelques notes et
confirme que c’est bien là le son qu’il souhaite. Le technicien décide donc d’apporter un micro et ce sera cette ambiance-là qui sera reproduite   : écouteurs sur la tête, Pierre
reçoit les instructions du technicien. À certains moments,
il leur faut même s’interrompre parce que les radiateurs
font des bruits que les autres entendent en studio. Louis
Valois se montre impressionné par la qualité de la contribution de Daigneault en ce qui a trait à ce solo, dont pas
une seule note n’a été changée.
    Finalement, il reste à réaliser la pochette du disque.
C’est Louis-Pierre Bougie, un artiste qui vit à Outremont,
dans l’appartement au-dessus de celui de Serge et Lucie,
et qui est également le conjoint de leur grande amie Anne-Marie, qui est mandaté pour l’exécuter. Aquarelle, encre, acrylique, pierre noire   : l’illustration est exécutée en
technique mixte, et le résultat charme le groupe. On y retrouve les cinq membres d’Harmonium, rassemblés dans
un paysage parsemé de papillons aux visages humains, un
monde dans lequel gambadent des lapins   ; une scène qui
évoque le rêve et qui invite le spectateur. Il s’agit d’une véritable œuvre d’art.
    On