Serge Fiori : s'enlever du chemin

jusqu’à
l’épuisement s’il le faut. C’est alors seulement que l’éclair
jaillit. Le long de la rue Sainte-Catherine, sur une distance
de trois kilomètres, chaque mesure de la pièce qu’il a entendue en rêve lui revient, l’une après l’autre, dans un ordonnancement parfait   ! Il saute dans un taxi et rentre chez
lui prendre sa guitare pour jouer d’une traite Histoire sans
paroles . Chaque mouvement est imprégné dans sa tête   ; la
partition est là, bien en vie, prête à être enfin interprétée.
    Il retrouve le groupe et lui joue d’abord Dixie et En pleine
face . Quant à Histoire sans paroles, qui est de facture classique, il a besoin de deux flûtes traversières pour l’exécuter.
Il court s’en acheter une et demande à Pierre Daigneault,
afin de ne pas perdre de temps à la chercher, où se situe
la note la plus haute. Fiori n’a jamais joué de flûte traversière de sa vie, mais il trouve rapidement ses marques sur
cet instrument et se sent prêt à en jouer sur la pièce. Daigneault, un très grand flûtiste, fait preuve d’une remarquable générosité et de respect en acceptant que Serge joue
la mélodie principale, et lui-même, les harmonies. Histoire
sans paroles s’avère une pièce remarquable, riche et complexe, malgré sa naissance difficile.
    En début d’année 1975, Harmonium est prêt à enregistrer son deuxième album. Cette fois, les musiciens disposent d’un mois pour le faire et se voient attribuer un budget
de vingt-cinq mille dollars. Ils feront cet enregistrement au
Studio Six, à Montréal, mais afin d’épargner sur les tarifs
de location, ils réservent leur temps d’enregistrement de
nuit   !
    Pour le son, Peter Burns fera office d’ingénieur. Serge se
montre déçu   ; il aurait apprécié travailler de nouveau avec
son complice et ami Michel Lachance, mais il fait tout de
même contre mauvaise fortune bon cœur. Peter souhaite
avoir recours à Nelson Vipond, un mixeur et ingénieur anglophone qui sort d’un traitement pour le cancer, un survivant que Peter affectionne particulièrement. Conjointe
de Vipond, à l’époque, Marie-Claire Sauvé vit alors sa première rencontre avec Serge Fiori.
    «   La première fois que j’ai vu Serge en personne, je travaillais au studio Tempo comme réceptionniste. Serge était
venu voir la gang de Beau Dommage qui enregistrait son
premier album. J’avais déjà entendu parler de Serge par
un ami qui m’avait fait écouter l’album Harmonium en me
disant que même si c’était un album francophone, c’était
comme de la musique américaine. Quand je l’ai écouté,
ça a fait wow   ! quelle musique   ! Alors, je savais qui il était.
Mais qui aurait prédit la relation que nous allions avoir
plus tard…   »
    Serge se souvient de certains dîners avec les membres
du nouveau band de Michel Rivard. Michel et Réal Desrosiers avaient mis fin aux activités de la Quenouille bleue
pour se consacrer exclusivement à leur nouveau groupe,
Beau Dommage. Il se souvient aussi que durant ces dîners,
comme trois clowns, Serge, Michel et Réal tentaient tour à
tour de séduire la belle Marie-Claire, qui se montrait plutôt
réservée.
    Les musiciens d’Harmonium enregistrent la nuit, entre
les spectacles, les entrevues et les répétitions. Serge, épuisé, rentre souvent chez lui au petit matin, ne traverse le
logement que pour s’effondrer sur son lit. Lucie le regarde
passer, tel un fantôme. La situation demeure difficile pour
le couple, les séances d’enregistrement occupant tout le
temps libre. Locat aussi est fatigué   ; bien qu’il soit lui-même un oiseau de nuit, il trouve difficile de sortir du studio
au petit matin pour rentrer chez lui à Saint-Roch, en plein
hiver.
    Même si le rythme d’enregistrement est épuisant, la
créativité et la débrouillardise font toujours partie de l’arsenal d’Harmonium. À cette époque, les rubans de seize
pistes duraient quinze minutes. Histoire sans paroles se
déroule en cinq parties et dure dix-sept minutes   ; le ruban
dépasse de la bobine d’environ un pouce, puisqu’ils ont dû
ajouter du ruban gommé en amarrant les parties les unes
aux autres. C’est très risqué… et le pire qui pouvait survenir se produit   : assis autour de la console, ils s’apprêtent à
mixer la pièce quand survient une panne d’électricité. Le
relais de la machine s’emballe et le ruban se met à virevolter dans le studio,