Serge Fiori : s'enlever du chemin

album d’Harmonium est essentiellement
l’œuvre de Serge Fiori.
    Voici un album qui s’est construit à l’envers, à rebours,
pourrait-on dire. Serge avait déjà écrit le début d’ Histoire sans paroles , et il était d’ores et déjà clair que cette pièce,
une fois complétée, serait strictement musicale, et occuperait la seconde face de l’album, la fin du disque. Il s’agit
d’une pièce située hors de l’espace et du temps, une œuvre
semi-classique, au style inclassable, mais possédant une
grande puissance évocatrice. Elle fait songer à Serge aux
quatre saisons bien définies que nous vivons en Amérique
du Nord, ce qui l’amène à faire un rapprochement avec Vivaldi qui, comme lui-même, est italien, partage la même
date de naissance et a composé sur le thème des saisons.
Là s’arrêtent les similitudes   ; Fiori n’a pas la prétention de
se mesurer au maître, mais il s’amuse du fait que lui pourrait bien, dans le concept qu’il cherche à élaborer, devoir
ajouter une cinquième saison, Histoire sans paroles , une
pièce si indéfinissable qu’elle ne peut figurer parmi les
quatre saisons. Puisque cette pièce prend pratiquement
toute la deuxième face de l’album, il faut donc remonter
de la fin vers le début   : printemps, été, automne, hiver… et
cinquième saison. Toutefois, même s’il en a écrit l’amorce,
Serge demeure dubitatif devant Histoire sans paroles . Dans
son esprit, la pièce doit nécessairement comporter cinq
mouvements (cinquième saison   : cinq mouvements, qui
représenteront chacun aussi les quatre saisons et un état
intérieur, en guise de cinquième saison), mais pour l’instant elle n’en possède que deux. De plus, cette pièce est
instrumentale   ; Fiori se demande comment elle sera accueillie. Sa voix est importante, elle fait partie du succès
d’Harmonium.
    Une fois ces prémisses établies, il devenait facile de produire les quatre chansons qui mèneraient à Histoire sans
paroles . La première, Vert , représenterait les couleurs du
printemps, de la renaissance, de la vie. En compagnie de
Michel, Serge part pour Saint-Joseph-du-Lac, dans une
maison qu’ils ont louée pour écrire, et ils accouchent du
texte de cette première pièce. Ils tenaient la fin de l’album   ;
maintenant, ils ont le début. Au lieu d’aller dans l’imagerie
parfaite du printemps, la chanson offre une multiplicité
de niveaux de lecture, mais son rythme est définitivement
printanier et enlevant. Puis, ils écrivent Depuis l’automne, une chanson toute intérieure, très politisée. Toutefois, les
deux chansons évoquant les extrêmes, l’été et l’hiver, Dixie et En pleine face , évoquant deux états d’âme opposés chez
une même personne, Serge les écrira lui-même. Dixie parle de l’esprit festif, du dixieland , du sing along, du sens de
la fête des Québécois, tandis qu’ En pleine face évoque la
mort, autant celle d’un sentiment que celle d’une idée politique   : une réalité qui frappe «   en pleine face   ».
    Au retour de Saint-Joseph, l’album est loin d’être ache
vé. Il n’y a que deux mouvements composés d’ Histoire
sans paroles et la pièce doit durer dix-huit minutes. Durant des semaines, Serge ne dort plus   ; il est incapable de
la terminer, malgré une méthode de composition éprouvée, qui ne donne pas, cette fois, les résultats escomptés.
Enfin, lors d’une nuit qu’il passe dans son appartement
d’Outremont, il entend, en rêve, la pièce au complet. Terminée, achevée   ! Malheureusement, au réveil, comme il
ne l’a entendue qu’une seule fois, il est incapable de s’en
souvenir. Cette fois, il est bien à court de trucs. Comment
la faire «   revenir   »   ? C’est cela qu’il désire   ! Ce qu’il a entendu en rêve se révélait parfait. Toute la journée suivante, il tente de se souvenir de ce qu’il a oublié   : il ferme les
yeux, il médite, il réfléchit, il fouille en lui, mais rien n’y
fait. La mélodie est désespérément absente, alors qu’il la
sentait dans tout son être. Submergé par l’angoisse de la
page blanche, au bord de la panique, il sort faire une promenade. Peut-être le grand air stimulera-t-il sa mémoire   ?
Il erre dans Outremont, quadrillant chaque rue, chaque
parc, pour évacuer son malaise. Désespéré, il va arpenter
les rues jusqu’au centre-ville, résigné à marcher