Si c'est un homme
Muselmann Zugang ! » Quelle lamentable recrue !
La porte vient de s'ouvrir Les trois Doktoren ont décide de faire passer ce matin six candidats Le septième reviendra Le septième, c'est moi, parce que j'ai le numéro matricule le plus élevé, et il me faut repartir au travail. Alex viendra me chercher dans le courant de l'après-midi, pas de chance ! Je ne pourrai même pas communiquer avec les autres pour savoir « ce qu'ils demandent ».
Cette fois, ça y est. Dans l'escalier, Alex me lance des regards torves, il se sent en quelque sorte responsable de mon aspect pitoyable. Il m'en veut parce que je suis italien, parce que je suis juif, et parce que, de nous tous, je suis celui qui s'écarte le plus de son idéal caporalesque de virilité Par analogie, sans y rien comprendre, et fier de son incompétence, il affiche un profond scepticisme quant à mes chances de réussite à l'examen
Nous entrons. Le Doktor Pannwitz est seul, Alex, le calot à la main, lui parle à mi-voix « un Italien, au Lager depuis trois mois seulement, déjà à moitié kaputt. Er sagt er ist Chemiker » mais lui, Alex, semble faire ses réserves sur ce point.
Le voilà rapidement congédié et invité à attendre à l'écart, et moi je me sens comme Œdipe devant le Sphinx. J'ai les idées claires, et je me rends compte même en cet instant que l'enjeu est important, et pourtant j'ai une envie folle de disparaître, de me dérober à l'épreuve.
Pannwitz est grand, maigre, blond, il a les yeux, les cheveux et le nez conformes à ceux que tout Allemand se
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doit d'avoir, et il siège, terrible, derrière un bureau compliqué. Et moi, le Haftlung 174517, je suis debout dans son bureau, qui est un vrai bureau, net, propre, bien en ordre, et il me semble que je laisserais sur tout ce que je pourrais toucher une trace malpropre.
Quand il eut fini d'écrire, il leva les yeux sur moi et me regarda.
Depuis ce jour-là, j'ai pensé bien des fois et de bien des façons au Doktor Pannwitz. Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer à l'intérieur de cet homme, comment il occupait son temps en dehors de la Polymérisation et de la conscience indo-germanique, et surtout, quand j'ai été de nouveau un homme libre, j'ai désire le rencontrer à nouveau, non pas pour me venger, mais pour satisfaire ma curiosité de l'âme humaine.
Car son regard ne fut pas celui d'un homme à un autre homme, et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d'un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j'aurais expliqué du même coup l'essence de la grande folie du Troisième Reich.
Tout ce que nous pensions et disions des Allemands prit forme en cet instant. Le cerveau qui commandait à ces yeux bleus et à ces mains soignées disait clairement «
Ce quelque chose que j'ai la devant moi appartient à une espèce qu'il importe sans nul doute de supprimer. Mais dans le cas présent, il convient auparavant de s'assurer qu'il ne renferme pas quelque élément utilisable ». Et, dans ma tête, les pensées roulent comme des graines dans une courge vide. « Les yeux bleus et les cheveux blonds sont essentiellement malfaisants. Aucune communication possible. Je suis spécialiste en chimie minérale. Je suis spécialiste en synthèses organiques. Je suis spécialiste ».
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Et l'interrogatoire commença, tandis qu'Alex, troisième spécimen zoologique présent, bâillait et rongeait son frein dans son coin
— Wo sind Sie geboren9
Il me vouvoie le Doktor Ingénieur Pannwitz n'a pas le sens de l'humour. Qu'il soit maudit, il ne fait pas le moindre effort pour parler un allemand un tant soit peu compréhensible.
— J'ai soutenu ma thèse à Turin, en 1941, avec mention
très bien.
Au fur et à mesure que je parle, j'ai le sentiment très net qu'il ne me croit pas, et à vrai dire je n'y crois pas moi-même : il suffit de regarder mes mains sales et couvertes de plaies, mon pantalon de forçat maculé de boue. Et pourtant c'est bien moi, le diplômé de Turin, en ce moment plus que jamais il m'est impossible de douter que je suis bien la même personne, car le réservoir de souvenirs de chimie organique, même après une longue période d'inertie, répond à la demande avec une étonnante docilité ; et puis cette ivresse lucide, cette chaleur qui court dans mes veines, comme je la reconnais ! C'est la fièvre des examens, ma fièvre, celle de mes examens,
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