Si c'est un homme
comme
il
plut
à
quelqu'un...
(5)
Quand
se
montra,
bleui
par
la
distance,
Un
sommet
isolé
qui
me
parut
plus
haut
qu'aucun
des
monts
que
j'avais
jamais
vus.
– 144 –
Oui, oui, « alta tanto », et pas « molto alta », proposition consécutive. Et les montagnes, quand on les voit de loin... les montagnes... oh! Pikolo, Pikolo, dis quelque chose, parle, ne me laisse pas penser à mes montagnes, qui apparaissaient, brunes dans le soir, quand je revenais en train, de Milan à Turin !
Assez, il faut continuer, ce sont des choses qu'on pense mais qu'on ne dit pas. Pikolo attend et me regarde.
Je donnerais ma soupe d'aujourd'hui pour pouvoir trouver la jonction entre « non ne avevo alcuna » et la fin. Je m'efforce de reconstruire le tout en m'aidant de la rime, je ferme les yeux, je me mords les doigts : peine perdue, le reste est silence. D'autres vers me traversent l'esprit : « ...
Nous voilà maintenant en train de faire la queue pour la soupe, mêlés à la foule sordide et déguenillée des porte-soupe des autres Kommandos. Les derniers arrivés se bousculent derrière nous.
Kraut und Rüben ?
Kraut und Rüben.
C'est l'annonce officielle que nous aurons aujourd'hui de la soupe aux choux et aux navets : Cavoli e rape.
Kaposzta es répak.
« Infin che l'mar fu sopra noi rinchiuso (1). »
(1)
Jusqu'à
tant
que
la
mer
tût
sur
nous
refermée.
– 145 –
LES EVENEMENTS DE L'ETE
Des convois en provenance de Hongrie n'avaient cessé d'affluer pendant tout le printemps Un prisonnier sur deux était hongrois, et le hongrois était devenu, après le yiddish, la seconde langue du camp.
Au mois d'août 1944, nous qui étions arrivés cinq mois auparavant, nous comptions déjà parmi les anciens. En vertu de quoi personne au Kommando 98 ne s'était montré surpris que les promesses prodiguées et notre succès à l'examen de chimie n'aient abouti à rien.
Non, cela ne nous avait ni surpris ni déçus outre mesure au fond, nous avions tous un peu peur des changements.
« Quand on change, c'est toujours en pire », disait un proverbe du camp. Et par ailleurs, l'expérience nous avait prouvé maintes fois la vanité de toute prévision à quoi bon se tourmenter à prévoir l'avenir, quand aucun de nos actes, aucune de nos paroles n'aurait pu l'infléchir si peu que ce fût ? Nous étions de vieux Haftlunge. Notre sagesse, c'était de « ne pas chercher à comprendre », de ne pas imaginer l'avenir, de ne pas nous mettre en peine pour savoir quand et comment tout cela finirait de ne pas poser de questions, et de ne pas nous en poser.
Les souvenirs de notre vie d'autrefois nous revenaient encore, mais vaporeux et lointains, et par la même pénétrés de douceur et de tristesse, comme le sont les souvenirs de la petite enfance et de toute chose révolue. En revanche, l'entrée au camp marquait pour chacun de nous la première étape d'une tout autre série de souvenirs, cruels et proches ceux-là, et sans cesse
– 146 –
ravivés par l'expérience présente, comme le seraient des blessures chaque jour rouvertes.
Les bruits qui couraient au chantier, du débarquement en Normandie, de l'offensive russe et de l'attentat manqué contre Hitler, avaient fait jaillir en nous des espoirs violents mais éphémères Jour après jour, en chacun de nous, les forces diminuaient, la volonté de vivre s'effritait, l'esprit s'obscurcissait. Et puis la Normandie et la Russie étaient si loin et l'hiver si proche, si concrètes la faim et la détresse et si irréel tout le reste, qu'il nous semblait impossible qu'il y eût réellement un monde et un temps autres que ce monde de boue et ce temps stérile et stagnant, dont nous étions désormais incapables d'imaginer qu'il pût finir un jour.
Pour les hommes libres, le cadre temporel a toujours une valeur, d'autant plus grande que celui qui s'y meut y déploie de plus vastes ressources intérieures. Mais pour nous, les heures, les jours et les mois n'étaient qu'un flux opaque qui transformait, toujours trop lentement, le futur en passé, une camelote inutile dont nous cherchions à nous débarrasser au plus vite. Le temps était fini où les jours se succédaient vifs, précieux, uniques. L'avenir se dressait devant nous, gris et sans contours, comme une invincible barrière. Pour nous, l'histoire s'était arrêtée.
Mais au mois d'août 1944, les bombardements commencèrent sur la Haute-Silésie et se poursuivirent par à-coups
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