Si c'est un homme
autour de nous : dans les moments d'accalmie, marqués par ce léger vrombissement menaçant que connaissent bien ceux qui ont vécu la guerre, nous cueillions sur le sol cent fois piétiné des chicorées et des camomilles rabougries que nous mâchions longuement en silence.
L'alerte passée, nous nous mettions en devoir de regagner nos postes, immense troupeau silencieux, accoutumé à la colère des hommes et des choses; et nous reprenions notre travail de tous les jours, exécré depuis toujours, mais plus que jamais inutile et insensé.
C'est dans ce monde chaque jour plus profondément ébranlé par les soubresauts de la fin prochaine que, en proie à de nouvelles terreurs, à de nouveaux espoirs et à des périodes d'esclavage exacerbé, je devais rencontrer Lorenzo.
L'histoire de mes rapports avec Lorenzo est à la fois longue et courte, simple et énigmatique. C'est une histoire qui appartient à un temps et à des circonstances aujourd'hui abolis, que rien dans la réalité présente ne saurait restituer, et dont je ne crois pas qu'elle puisse être comprise autrement que ne le sont aujourd'hui les faits légendaires ou ceux des temps les plus reculés.
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En termes concrets, elle se réduit à peu de chose : tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m'apporta un morceau de pain et le fond de sa gamelle de soupe, il me donna un de ses chandails rapiécés et écrivit pour moi une carte postale qu'il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n'accepta rien en échange, parce qu'il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.
Tout cela est bien plus important qu'il n'y paraît. Je n'étais pas un cas isolé, comme je l'ai déjà dit, plusieurs d'entre nous entretenaient des rapports de différentes sortes avec des civils et en tiraient de quoi subsister : mais c'étaient des rapports d'une tout autre nature. Nos camarades en parlaient sur le ton ambigu et plein de sous-entendus des hommes du monde quand ils parlent de leurs conquêtes féminines. C'est-à-dire comme d'aventures dont on peut tirer un juste orgueil et qu'on désire se voir envier, mais qui demeurent toutefois, même pour les consciences les plus païennes, en marge de la légalité et de l'honnêteté ; de sorte qu'il serait choquant et déplacé d'en parler trop complaisamment De même, les Haftlunge évoquent leurs « protecteurs »
et « amis » civils avec une discrétion affectée, soucieux de taire leur nom, non pas tant pour ne pas les compromettre que pour ne point susciter d'indésirables rivaux.
Les
plus
chevronnés,
les
séducteurs
professionnels comme Henri, n'en parlent pas du tout, ils entourent leurs succès d'une aura de mystère équivoque, et en disent juste assez pour accréditer chez les auditeurs la légende confuse et inquiétante qu'ils jouissent des bonnes grâces de civils immensément riches et puissants. Et cela dans un but bien précis, car la réputation de chance, comme nous l'avons fait
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remarquer ailleurs, représente un atout de première importance pour qui sait s'en prévaloir.
La réputation de séducteur, d' « organisé », suscite à la fois l'envie, le sarcasme, le mépris et l'admiration.
Celui qui se laisse surprendre en train de manger un supplément « organisé » commet une erreur impardonnable. On y voit un manque de pudeur et de tact, et surtout une preuve évidente de sottise. Mais il serait tout aussi stupide et inconvenant de demander : «
Qui est-ce qui t'a donné ça ? Où est-ce que tu l'as trouvé
? Comment as-tu fait ? » IL n'y a que les Gros Numéros qui posent des questions pareilles, pauvres niais sans défense qui ne connaissent rien aux lois du camp. Dans ces cas-là, on ignore la question, ou bien on y répond par une expression telle que « Verschwemde, Mensch' », «
Hau' ab », « Uciekaj », « Schiess'm den Wind », « Va chier », « Levati di torno » ; bref, par un des nombreux équivalents de « Fous-moi le camp » dont le jargon du Lager abonde.
Il y a aussi ceux qui se spécialisent dans des opérations d'espionnage patientes et compliquées, pour identifier le ou les civils qui chaperonnent tel ou tel détenu, et chercher par tous les moyens à le supplanter.
D'où d'interminables disputes de priorité, d'autant plus amères pour le perdant qu'un civil déjà « dégrossi » est presque toujours plus rentable et surtout plus sûr
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