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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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que celui qui en est à ses premiers contacts avec nous. Il vaut beaucoup plus, pour d'évidentes raisons sentimentales et techniques. Il connaît déjà les bases de l’ « organisation
    », ses règles et ses risques, et de plus, il a donné la preuve qu'il était capable de franchir la barrière des castes.
    Car pour les civils, nous sommes des panas. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont
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    du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour eux, nous sommes «
    Kazett », neutre singulier.
    Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la «
    Zivilsuppe » au chantier. Mais s'ils le font, c'est surtout pour se débarrasser d'un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu'à ce que le plus fort l'avale, et que tous les autres s'en repartent, dépités et claudicants.
    Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. à supposer qu'il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d'autres êtres équivalents, qui pus résister à l'épreuve, je crois que c'est justement à Lorenzo que je dois d'être encore vivant aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par
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    sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu'il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n'avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d'indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
    Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes.
    Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l'ont ensevelie sous l'offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les prominents grands et petits, et jusqu'aux Häftlinge, masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure.
    Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n'appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi j'étais un homme.

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    OCTOBRE 1944
    Nous avons lutté de toutes nos forces pour empêcher l'hiver de venir. Nous nous sommes agrippés à toutes les heures tièdes ; à chaque crépuscule nous avons cherché à retenir encore un peu le soleil dans le ciel, mais tout a été inutile. Hier soir, le soleil s'est irrévocablement couché dans un enchevêtrement de brouillard sale, de cheminées d'usines et de fils ; et ce matin, c'est l'hiver.
    Nous savons ce que ça veut dire, parce que nous étions là l'hiver dernier, et les autres comprendront vite.
    Ça veut dire que dans les mois qui viennent, sept sur dix d'entre nous mourront. Ceux qui ne mourront pas souffriront à chaque minute de chaque jour, et pendant toute la journée : depuis le matin avant l'aube jusqu'à la distribution de la soupe du soir, ils devront tenir les muscles raidis en permanence, danser d'un pied sur l'autre, enfouir leurs mains sous leurs aisselles pour résister au froid. Ils devront dépenser une partie de leur pain pour se procurer des gants, et perdre des heures de sommeil pour les réparer quand ils

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