Si je meurs au combat
m’a traité de pédale. Difficile de prouver le contraire, j’imagine. Je ne suis pas seulement intellectuellement opposé à la violence, elle me terrorise. Impossible de séparer, dans mon esprit, cette trouille primordiale de la raison pure. J’ai vraiment peur que tous mes arguments contre cette guerre, arguments à la fois radicaux et purement raisonnés, ne représentent que l’ajustement intellectuel des visions cauchemardesques qui me viennent à l’esprit quand je pense à une mort sanglante au fin fond d’une rizière.
Blyton n’a pas oublié Erik, et on a dû mettre un terme à notre guérilla pendant quelque temps. On était de gentils garçons, de bons soldats. On se faisait passer à merveille pour des êtres tranquilles et d’une parfaite médiocrité. On a repris notre lutte personnelle et détachée.
C’est alors qu’on a trouvé un lieu sûr où l’on pouvait causer, derrière le dortoir. Il y avait un gros rondin qui faisait deux fois le diamètre d’un poteau téléphonique de base, peut-être un quart de sa longueur, et par un bel après-midi de septembre, Erik et moi, on était là à cirer nos bottes, à nettoyer nos M-14 et à parler de poésie. Il était très bien, ce rondin, très utile. On s’en servait à la fois comme podium et comme tribune improvisée. Il pouvait tout aussi bien être un confessionnal qu’une table à cirer les godasses. Il était marqué. Une centaine de vagues de mecs comme nous étaient déjà passés par là pour faire leurs classes ; et il n’y avait pas de raison de douter qu’une autre centaine de vagues nous suivrait.
En cet après-midi de septembre, Erik étalait une couche de cirage sur le rondin, pour marquer notre présence, et d’un ton absent, tout en frottant, il parlait de poésie. Il expliquait (et j’espère qu’il pardonnera mes petites erreurs dans la citation que je fais de lui) :
— Selon quasiment tous les critères de lecture, Frost est le meilleur poète américain. Ceux qui rabaissent la poésie américaine feraient bien de relire Robert Frost. Ensuite, selon ma propre classification, il y a – voyons voir – Marianne Moore et Robinson. Et Pound si on le compte dans la catégorie des Américains, a écrit les poèmes les plus puissants. Avec toutes les erreurs qu’il a pu commettre, et malgré ce qu’il a pu dire à la radio, pendant la guerre, c’est un homme qui arrive à capter l’idéologie de la même manière que toi et moi on peut capter ce qui se passe autour de nous, là, maintenant. Si tu ne me crois pas, écoute un peu.
Erik s’est alors transformé en Ezra Pound. Avec le plus grand sérieux, très lentement, il s’est mis à réciter un passage de « Hugh Selwyn Mauberly » :
Eux se battaient, de toute façon,
Et pro domo,
Comme le croyaient certains…
Les uns faciles à armer,
Le goût de l’aventure,
Ou la peur d’être lâches,
Ou la crainte du qu’en-dira-t-on,
Ou le fantasme du meurtre
Vite réalisé…
Le plaisir de tuer dans la peur.
Ils meurent, pro patria,
Ni dulce ni decorum (8) … .
— Pound a raison, commente Erik. Regarde un peu ta vie personnelle. Et on est là. On a fait la bise à notre petite maman, on se retrouve avec un fusil dans les pattes, on est prêt à se faire exterminer. Et tout ça, pas du tout pour des questions de conviction ou d’idéologie, mais plutôt parce qu’on a peur de la réaction du corps social, comme le dit si bien Pound. C’est plus parce qu’on redoute la faiblesse, parce qu’on a peur qu’éviter la guerre, ce soit éviter la virilité. Quand on arrive à Fort Lewis, on a peur d’admettre qu’on n’est pas Achille, qu’on n’est pas courageux, pas des héros. On est là, bazardés à l’opposé et aux antipodes absurdes de ce qu’on considère être le bien. Et demain, on va se faire saquer du lit à trois heures du mat’, alors qu’il fera encore nuit noire.
— Debout là-dedans, debout, debout ! gueule le chef de groupe.
Ça fait deux semaines qu’il est dans l’armée, exactement comme nous. Mais il est grand, il est fort et c’est le chef. Le pouvoir qu’il vient d’acquérir, il adore.
— Allez, on lève son cul ! Et que ça saute !
— Espèce de planqué, va !
Ça, c’est Harry, le gars du Montana, la tête sous les draps, et il pointe un gros majeur dans le dos du chef de section.
— Hé, le planqué, tu m’entends ? Ta putain d’armée, t’as qu’à te la
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