Si je meurs au combat
coller là où je pense. Et pis t’as qu’à en faire du bon engrais !
Harry s’arrête un instant. Le chef de groupe met la lumière, une lumière super-éblouissante, froide, immonde. Harry enfouit sa tête dans l’oreiller.
— Espèce de planqué à deux balles.
Le chef de groupe donne l’ordre à Harry de nettoyer les chiottes. Harry menace de prendre la tête du chef de groupe comme balai de chiottes.
Le chef de groupe a beau se faire apostropher, ça change rien, parce que au bout du compte, c’est toujours lui le chef.
— Bon, alors, qui c’est qui va cirer le plancher ?
Il passe en revue son tableau de service, trouve un nom.
Mousy se lamente :
— Bon sang de bonsoir, la machine à cirer, elle est en bas. C’est quoi que tu veux, bordel ? Tu veux peut-être que je cire tout ça avec une chaussette ?
— T’as qu’à le faire avec ta langue de lèche-cul, déconne le gars du Montana, avec son accent de cow-boy, la tête encore enfouie dans l’oreiller.
White se traîne jusqu’à la douche. On l’entend chanter une chanson sur l’Idaho. Il s’est marié deux jours avant de se faire incorporer.
Le matin, c’est le pire moment de la journée. Le moment où l’on perd tout espoir, le moment le plus déprimant. L’obscurité matinale, à Fort Lewis, se fait étouffer par les violentes lumières, les hurlements perçants de types en colère et des garçons qui ont la peur au ventre et le mal du pays. À trois heures du mat’, les os, les muscles et le cerveau ne sont pas prêts à faire face à ce genre de tâches, à ces voix dures. Les urgences insignifiantes du petit matin font physiquement mal. Les mêmes sensations désespérées qui accablaient les prisonniers de Treblinka ; prisonnier d’autres êtres humains, pris au piège dans un marécage politique, n’éprouvant même plus le désir de s’échapper, mais refusant de suivre bêtement le troupeau, personne pour vous venir en aide, aucun mot pour se consoler à voix basse. La réalité absolue et certaine du matin tue tous les mots. Le matin, à Fort Lewis, on ressent un profond désir d’intimité. On se fait la promesse de trouver un jour une île déserte. Ou alors une chambre d’hôtel avec la clim’ et fermée à double tour. Pas de lumière, aucun droit de visite, ni les amis, ni ta copine, et ni même Erik ou ta grand-mère qui meurt de faim.
Les gars cherchent à se remonter le moral. Le gars du Dakota du Nord beugle qu’on va peut-être se rendre à l’économat, ce soir.
— Ouais, peut-être bien ! gueule Harry, en roulant par terre. La deuxième section y est allée hier soir. Ce qui fait que c’est notre tour, putain de merde, et pas qu’un peu ! Bon sang, j’vais m’acheter un million de paquets de tabac à chiquer. Et pis un gros pack de Coca. Vous allez tous m’aider à ramener tout c’bordel ici en douce avec moi, les gars, hein ? On n’a qu’à les planquer dans les cantines.
On fait les lits superposés. Bien tirés, plis à un angle de quarante-cinq degrés. On a de moins en moins le moral.
— KLINE ! entend-on gueuler. Kline, t’es le dernier des abrutis ! Le dernier des gros abrutis. Tu le sais, au moins ? Kline, tu m’entends, t’es un abruti !
Kline se met debout à côté de son lit superposé. Sa tête minuscule devient toute raide. Ses mains se mettent à trembler. Ses yeux se mettent à parcourir le sol, les murs, une cantine. Il pleurniche, tremble comme une feuille. Kline est gros. Toujours paumé, timide, sensible. Personne ne le sait.
— Kline, t’as deux bottes du pied gauche. Tu vois pas ? Regarde, allez, vas-y, mate un peu, d’accord ? Tu vois tes panards ? T’as encore foutu deux bottes du pied gauche. Tu vois ? Allez, regarde-moi ça un peu, bordel ! Et arrête de mater de partout comme ça, abruti, on dirait que tu t’es fait choper en train d’essayer de te faire la gonzesse du lieutenant. Là, tu vois ? Deux bottes du pied gauche !
Kline se met à sourire et s’assied sur son lit. C’est pas si grave que ça.
On fait nos lits, on nettoie les vitres, on ferme les sacs de linge sale, les cordes nouées bien comme il faut. Le dortoir est haut de plafond, entrecroisé de chevrons et de poutrelles en bois, dont le seul but consiste à nous donner du boulot supplémentaire. Parce qu’il faut les nettoyer. Les gars de dix-sept ans, plus agiles, obéissent les yeux fermés, ils grimpent et se balancent aux poutrelles. Le chef de
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