Si je meurs au combat
groupe leur dit ce qu’il faut faire : à la fois un collègue et un vendu. Allez, balaie, passe un coup de serpillière, cire-moi le plancher. Fais briller les clenches, frotte le produit nettoyant tellement fort que tu finis par user le métal.
Le chef de groupe jette un coup d’œil à sa montre, l’air affolé.
— Merde, les gars, il est déjà quatre heures trente. Allez, bordel, c’est parti !
On aligne nos godasses, bien nickel, on se rase, on fait briller le cuivre, et vas-y qu’on lustre et qu’on lustre et qu’on lustre le parquet.
Dehors, c’est lundi matin, il pleut de nouveau. Fort Lewis.
Il fait noir, et on est les ombres qui en remettent une couche sur le champ de manœuvre, lorsque sonne le clairon. Il y en a un qui pousse Kline tout au bout d’un rang :
— Bon Dieu que ça caille.
Kline s’entraîne à attirer un peu l’attention sur lui. Il fait vraiment de son mieux.
On grelotte et on tape des pieds pour faire circuler le sang. Erik est à côté de moi. Il ne dit pas un mot, fume un clope, tranquille, il est prêt.
Les odeurs se mêlent à la pluie. Dans le rang de derrière, il y en a un qui dit merde ; il a oublié de fermer sa cantine. Ça va lui coûter une corvée de cuisine. Il y en a un autre qui demande une cigarette.
— À vos rangs ! Garde-à-vous !
Après ça, le sergent instructeur Blyton, avec son corps noir, parfait, aéroporté, se pavane dans les rangs. Blyton, on le hait. Il fait nuit, il pleut à verse, on a la tête rentrée dans les épaules, et vu comme ça, Blyton se transforme en une sorte de nounours avec un chapeau en feutre sur la tête et une denture étincelante. Il se fout de nous, nous menace, nous humilie. Il est censé nous passer en revue. Mais en fait, ça va bien plus loin que ça, pratiquement une question de vie ou de mort, et le juge, c’est Blyton. Tout cela est censé faire partie de l’entraînement. La discipline. Blyton est censé jouer un rôle, se faire haïr. Mais pour Blyton, ça va bien plus loin que ça. C’est le mal incarné. Il ne personnifie pas le gros dur de sergent instructeur, non, c’est pire que ça, parce que l’armée, le miroir qui réfléchit l’inhumanité, c’est lui. Erik murmure qu’un de ces quatre, on va se la faire, cette enflure. Un jour, les mots le tueront.
Blyton tombe sur Kline. Le pauvre garçon, planté devant le sergent instructeur, fait passer son regard de gauche à droite, du haut vers le bas, tout en gémissant Kline est absolument terrifié. Il se balance sur un pied puis sur l’autre. Blyton le scrute du regard, inspecte sa boucle de ceinture, ses bottes. Ses deux bottes du pied gauche.
Blyton oblige Kline à se tenir sur la jambe gauche pendant une heure.
*
Quand on faisait nos classes, de jour comme de nuit, on marchait. Et on chantait. Il y avait un bon millier de chansons.
Elle portait une coiffe jaune
Dans les cheveux.
Elle la portait au printemps,
En ce joyeux mois de mai.
Et lorsqu’on
Lui
Demandait
Pourquoi elle portait
Un truc pareil,
Elle répondait
Qu’elle le portait pour son soldat
Qui était loin, loin d’elle.
Tu écris tellement bien, me dit une fille dans ses lettres. Tu rends tout cela tellement grave et tellement réel, pour moi… Je vais en Europe, l’été prochain, écrit-elle. Et je vais voir beaucoup de choses pour toi. Bises…
Si j’avais un faible QI,
Moi aussi, je serais un planqué !
Et si j’avais rien dans la cervelle,
J’apprendrais à aimer la pluie.
Est-ce que j’ai raison, est-ce que j’ai tort ?
Est-ce que j’y vais fort ?
Un, deux !
Un, deux !
Un, deux, trois, quatre…
Un, deux, un deux !
On marche pour se rendre sur le terrain d’infiltration nocturne. Ils nous tirent dessus à coups de mitraillette, ils tirent un peu au-dessus de nous, pendant qu’Erik, Harry, White et Kline rampent à côté de moi, sous les barbelés, avec des traînées de balles qui filent dans tous les sens, on se fourre dans les fossés, de l’autre côté de la ligne d’arrivée. Sous la pluie. Et puis, en pleine nuit noire, on marche pour retourner au dortoir.
Viêtnam
Viêtnam
Tous les soirs, quand tu dors,
Les Niakoués se mettent
À pulluler.
On marche jusqu’au stand de tir de la Mort-Rapide. On apprend à tirer d’un coup net, rapide, précis, sans avoir à tirer consciemment sur la cible. Sans aucune pensée. Mort-Rapide.
On marche jusqu’au parcours du combattant
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