Si je meurs au combat
qu’on appelle les classes. J’ai fini ma licence en mai 1968 et je suis arrivé à Fort Lewis vers la mi-août. On était cent à débarquer. On se regardait les uns les autres pendant qu’ils nous coupaient les cheveux, on a appris à dire « chef », on a appris à réagir à « en avant, marche ! ». Au-dessus de nous, la montagne blanche et glaciale qui se trouvait à une centaine de kilomètres de là se dressait vers les deux. La montagne s’appelait Rainier et c’était un symbole de liberté.
Je me suis fait un pote, Erik, et ensemble, lui et moi, on a traversé les premiers mois de notre vie dans l’armée comme de malheureux esclaves.
Je ne recherchais pas l’amitié, à Fort Lewis. Ce lieu représentait trop l’apothéose de tous les cauchemars qu’on peut avoir sur la vie militaire ; les gars se comportaient comme des brutes, une grosse bande de brutes – les bleus, les sergents instructeurs, les officiers, tous de la même espèce. Dans cette jungle de robots, c’était même pas la peine d’espérer se faire des potes ; personne ne pourrait comprendre la brutalité de ce lieu. Je ne voulais pas d’ami, voilà ce qui était la vérité, au final. Si les sauvages m’avaient capturé, ils ne pouvaient pas pour autant me forcer à devenir compatible avec leur espèce. Gros rires, discussions sur leurs petites bourgades, courses de bagnoles, moteurs trafiqués – tout ça, c’était pour les autres. Je ne les aimais pas, et il n’y avait aucune raison de les aimer. Pour les autres bleus, ça avait l’air d’être un jeu d’enfant. Ils s’adaptaient à merveille, adoraient les classes, se disaient qu’ils étaient en train de devenir des hommes, faisaient des blagues quand ils voyaient un gars en train de se faire humilier, ils arrivaient même à faire rigoler les sergents instructeurs. Je me tenais à l’écart de tout ça, sans dire un mot de trop. Je haïssais mes pairs, les camarades qui partageaient mon lit superposé et ma cellule. Je haïssais encore plus les bleus que leurs geôliers. J’ai appris à marcher, mais j’ai appris tout seul. Je regardais bouche bée le bel emballage de débilité et d’arrogance partout présent à Fort Lewis. J’étais supérieur. Je ne m’en voulais pas de le croire. Sans aucune sympathie, sans aucune compassion, j’ordonnais à mon intellect, à mes yeux : ignore la horde. Je me méfiais avec vigilance de toute intrusion dans ma vie privée. Je maintenais une distance tout à fait appropriée à la distinction noir et blanc qui pouvait exister entre moi et ce troupeau inconscient qui ne ratait pas la moindre occasion de s’avilir.
J’articulais et je prononçais les mots en silence, je bougeais les lèvres et la langue exactement comme il fallait, l’illusion était parfaite. Mais pas un son ne sortait de ma bouche. Le fait de ne pas beugler « Oui, sergent-chef ! » était déjà un poing dans la gueule de ce gros bâtard. Mon âme marquait un point. En rang, après la bouffe, j’ai appris à fumer. Il s’agissait d’un plaisir de nature privée. J’avais besoin de mes poumons, de mes propres papilles gustatives, de mes propres mains et de mes propres idées. J’avais l’air plus vieux, plus sage, plus détaché, plus sûr de moi.
Je gardais le silence. Je pensais à une fille. Après avoir tellement pensé à elle, elle s’était transformée en femme ; à peine quelques mois trop tard. Je passais mon temps à penser à ses cheveux et à la couleur du sable pile au moment du crépuscule. Ce genre de choses.
Je comptais le nombre de soldats que j’échangerais pour la récupérer. J’apprenais par cœur. J’apprenais par cœur les détails de son odeur, car je savais que si je ne faisais pas cet effort, ces détails ne tarderaient pas à disparaître.
J’apprenais ses lettres par cœur, des lettres entières. Apprendre par cœur, c’était une manière de se souvenir et aussi une manière d’oublier, une manière de rester un étranger, rien de plus qu’un visiteur, à Fort Lewis. J’ai appris par cœur un poème qu’elle m’avait envoyé. C’était un poème d’Auden, et quand j’allais me faire vacciner, couper les cheveux, m’occuper de mes vêtements, je récitais le poème, forgeais les mots d’Auden avec des pensées que je prétendais être les siennes. Je mentais à son sujet, je me faisais croire que c’était elle qui avait écrit ce poème rien que pour moi. Je la comparais à des
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