Si je meurs au combat
démènes pour essayer de t’accrocher à chaque minute qui passe. L’ennemi, c’est le sommeil. Le sommeil te met dans le même panier que les autres, dans ce gigantesque zoo où il n’existe plus la moindre vie privée ni le moindre espoir. Tu te bats contre les plaintes violentes que ton corps tente de t’adresser. Et tu finis par t’endormir ; avec un bourdonnement lugubre et agaçant au possible dans les oreilles, comme si t’étais dans une ruche.
Et c’est en plein au milieu de ce sommeil profond, brûlant, que tu te fais réveiller. Tour de garde. Assis dans les escaliers, où il n’y a pas de lumière, entre les deux étages de lits superposés, tu fumes des clopes. Le tour de garde, c’est pas si mal que ça, question corvée. Parce que même si tu perds un peu de sommeil, t’as quand même droit à du silence, à un petit moment pour penser aux lettres que tu vas écrire, pour être un peu seul, et tout le monde te fout la paix pendant une heure entière. La pluie tombe à verse, et toi, tu te sens bien. T’écoutes avec le sourire en fumant tes clopes. Est-ce qu’ils vont t’envoyer à la guerre ? Tu penses à Socrate ; tu l’imagines à côté de toi, il fait ce qu’il peut pour t’aider à encaisser les classes, parce que c’est ton pote. Socrate avec les cheveux courts et un uniforme, ça serait une bonne blague. Il ne se laisserait pas abattre. Il se baladerait sûrement jour et nuit avec sa toge blanche, avec sa barbe blanche, et à tous les coups Blyton n’arriverait pas à le casser. Socrate s’était battu pour Athènes : ça n’aurait jamais pu faire une guerre parfaite et absolument juste. Qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? On disait que Socrate était un soldat courageux. À se demander si c’était pas en fait un héros malgré lui. Avait-il fait preuve de courage afin de prouver sa vertu ou parce qu’il n’avait pas le choix ? ou parce qu’il s’était résigné ? On peut se demander ce qu’il aurait pu ressentir, et non pas penser, s’il avait été soldat lors d’une nuit pareille, avec la pluie qui tombe, avec ce genre de température et de bruits. Et puis tu te mets à l’imaginer en vieil homme, tu te souviens de son sort, tu penses à lui en train de regarder à travers les barres en fer, pendant que son bateau prend le large, à la réplique finale, plus aucun espoir ; son pays, pour lequel il avait été un héros, mettant un terme à ce qui fut sans aucun doute la plus belle des vies. Aucun document n’atteste qu’il a pleuré. Mais Platon est peut-être passé à côté de quelque chose. À tous les coups, il est passé à côté d’un truc. Tu penses aux autres héros. John Kennedy, Audie Murphy, le sergent York, T.E. Lawrence. Tu écris des lettres à de belles blondes qui vivent dans le Midwest, des lettres au ton calme, des lettres pleines de poésie, truffées d’ironie, dans lesquelles tu t’apitoies sur ton sort. Après, tu t’allumes une cigarette, et puis tu vas réveiller Kline, pour qu’il effectue son tour de garde. Là, tu retournes au lit et tu te demandes à quoi le gros va penser, lui, pendant son heure de garde.
*
Erik et moi, on était en train de parler de tout ça, en cet après-midi de septembre, assis derrière les dortoirs. C’est là qu’on cirait nos pompes, pour se couper un peu du groupe, et c’est à ce moment-là que Blyton nous voit, comme ça, tous seuls. Il se met alors à hurler et nous dit de nous grouiller de ramener notre cul.
— Deux petites pédales d’étudiants, voilà ce qu’il nous balance, quand on arrive. Là, derrière les dortoirs, à se planquer pour se faire des petits câlins, hein ?
Il regarde Erik.
— T’es une pédale, non ? T’as la trouille d’aller à la guerre, une putain de pédale une putain de tapette, hein ? Tu sais ce qu’on fait aux pédales, non ? On les encule. À l’armée, on les encule, voilà ce qu’on leur fait, pour les remettre dans le droit chemin. Vous deux, les petites tapettes d’étudiants, en train de vous cacher et de manigancer vos petits plans baise, je devrais peut-être vous coller dans le même lit superposé, ce soir, pour que vous puissiez vous enfiler à volonté. Comme ça, demain matin, vous pourriez même plus aller aux chiottes.
Blyton sourit, il secoue la tête et dit « merde ». Il fait venir un autre sergent instructeur, lui explique qu’il a affaire à une paire de pédales et lui demande ce
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