Si je meurs au combat
comme le jour où t’arrives à la base où tu fais tes classes. Tout est nouveau et tu assignes la notion de mal aux moindres objets qui t’entourent : tu vois des taches rouges dans le sable, des nuées d’anges et d’avatars dans le ciel, de la pitié dans le regard de l’aumônier, une colère contenue dans le regard des filles qui te vendent un Coca. Tu ne sais pas exactement comment il faut te conduire – s’il faut montrer que tu as peur, vivre avec cette peur secrètement, afficher un air de résignation ou de dégoût. Si seulement tout cela pouvait être derrière toi ! Tu déclenches le compte à rebours. Tu t’imprègnes profondément de cette lourde odeur de moisissure du Viêtnam.
Au bout d’une semaine au Centre de combat, un camion est venu nous chercher, moi et cinq autres gars, et on a pris l’autoroute 1 pour aller sur une colline qu’on appelle LZ (9) Gator.
Un sergent nous a souhaité la bienvenue en nous fixant du regard, un peu comme s’il achetait de la viande, et il nous a expliqué que LZ Gator était le quartier général du 4 e bataillon de la 20 e infanterie, et que c’était maintenant notre nouveau chez nous.
— Les gars, faudrait pas vous habituer trop à Gator, nous dit-il. Vous allez pas traîner longtemps dans les parages. Dans un petit instant, vous allez remplir des papiers, après, on va vous assigner des fusils, et après, vous foutez le camp dans la jungle. Compris ? Un peu comme quand on apprend à nager. On vous balance à la flotte, on vous laisse vous démerder, bouffer des rations C, avec un peu d’action par là-dessus, histoire de vous faire les dents. C’est mieux comme ça, plutôt que de vous tourner les pouces et de vous faire du mauvais sang. Bon, allez, fini les conneries. Pas la peine de vous faire des films.
Là, il baisse légèrement le ton.
— Bien sûr, faut pas vous en faire trop quand même. On perd quelques gars, c’est clair, mais on est carrément loin de ce qui se passait en 1966, ça, vous pouvez me croire. J’y étais, moi, au Viêtnam, en 1966, et à l’époque, c’était carrément la merde, on se prenait la trempe, quelque chose de bien. Et ce coin, les gars, vous avez eu un peu de bol, parce qu’il y a des coins pires que ça, au ’Nam. Le truc chiant, ici, c’est qu’on a des mines, des paquets de mines. Mais bordel, c’est pas le Delta, on n’a pas des masses de soldats Viêt-congs du Nord, alors autant dire que vous avez du bol. On a des mines et quelques Viêt-congs locaux, c’est tout. Mais en tout cas, les conneries, maintenant, ça va bien, comme je l’ai dit, c’est pas si terrible que ça. Allez, il y a de la paperasse, là, alors remplissez-moi ça, et après on va vous gaver la tronche.
Ensuite, c’est au tour du sous-off du bataillon.
— De l’action, on peut dire que j’en ai vu. Ça m’a valu deux décorations, des Purple Hearts , alors, bon, écoutez-moi bien. Je vais pas vous dire que vous allez vous faire dégommer, là. Moi, j’y suis arrivé. Mais vous allez bien vous en approcher, bon Dieu, vous allez entendre des balles qui vont vous chatouiller le trou du cul. Et aussi vrai que je me tiens là, y en a un ou deux d’entre vous qui vont se faire exploser les pattes. Ou tuer. Un ou deux d’entre vous, à tous les coups.
Il fait une pause et nous regarde tous, comme un pur vendeur de bagnoles, l’un après l’autre, le temps qu’on digère.
— Je vous dis juste les choses comme elles sont, je vous dis pas ça pour vous foutre les jetons. Mais ce qui est clair, c’est que vous feriez bien d’avoir un minimum la trouille, bordel, parce que ça va arriver. Un ou deux d’entre vous, le cul dans l’herbe. Alors… qu’est-ce que vous pouvez bien y faire, hein ? Eh ben, comme dit le sergent, vous pouvez faire gaffe, vous pouvez faire attention aux mines et tout ça, et, qui sait, vous sortirez peut-être de là frais comme une rose. Mais les gars qui font gaffe, eux aussi, ils se font buter. Alors, qu’est-ce que vous y pouvez, dans ce cas ? Rien. Sauf que vous pouvez vous engager.
Les gars ont les yeux par terre et se balancent un peu en souriant.
— C’est clair, c’est clair, je sais. S’engager, ça plaît à personne. Mais réfléchissez une seconde. Imaginez une seconde que vous le fassiez : vous prenez vos trois ans, en partant d’aujourd’hui ; encore trois ans d’armée. Et après, quoi ? Ben moi, je vais vous le dire, ça va vous sauver la
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