Si je meurs au combat

les corps de huit Viêt-congs. Il y en a un qui est accroupi à côté d’un rouleau de fils barbelés, avec le dessus de la tête qui repose par terre, comme s’il allait faire une pirouette. Un groupe reçoit l’ordre de balancer les cadavres dans un camion. Ils portent des gants et autant dire qu’ils ne sont pas fous de joie à l’idée de se coltiner le boulot, mais ça ne les empêche pas de déconner. Nous, on traverse les rizières, on suit un chien policier vers les différents coins où se trouvaient les mortiers viêt-congs. De là, le chien nous conduit à un village, mais femmes et enfants mis à part, il n’y a rien à voir. On marche jusqu’à midi. Ensuite, le lieutenant nous donne l’ordre de faire demi-tour, et on est de retour à LZ Gator juste à l’heure de la bouffe.
    — Ces pauvres enfoirés de Niakoués, fait le Kid, pendant qu’on remplit des sacs de sable, l’après-midi. Ils devraient pourtant savoir qu’il faut pas faire chier la compagnie Alpha. Ils le savent bien, ils devraient le savoir, en tout cas, que ça revient à essayer d’attaquer le Pentagone ! Voilà la bonne vieille Alpha qui déboule, et ils sont kaput, foutus, et ça, ils devraient bien le savoir, bon Dieu de bon Dieu. À huit contre deux, ils en ont perdu six de plus que nous.
    Le Kid n’a que dix-huit ans, mais tout le monde dit qu’il faut faire attention à lui, parce que avec un M-79, c’est le meilleur tireur de tout le bataillon. Il enchaîne :
    — En fait, ces deux gars, ils faisaient même pas partie d’Alpha. Les deux soldats morts. Ils étaient avec la compagnie Charlie, ou un truc dans le genre, je sais pas, moi. Ces abrutis de Niakoués, ils devraient bien le savoir.
    Il sourit avec ses dents de cheval, fait monter et descendre ses sourcils et nous envoie un clin d’œil. Wolf enchaîne :
    — Écoute-moi bien, le PDN, je veux pas te foutre la trouille – il y a personne qu’essaie de te foutre la trouille –, mais ce truc que t’as vu, hier soir, c’était que dalle. Hier soir, c’était de la rigolade. Attends un peu de voir ce que ça donne vraiment quand ça se met à chier. Hier soir, c’était un petit pique-nique en famille. J’ai même failli pas sortir de mon plumard tellement c’était que dalle.
    PDN, je me demandais bien ce que ça voulait dire. Personne ne m’a rien expliqué, jusqu’au jour où j’ai fini par poser la question.
    — Wolf, t’es un gros baratineur. C’est jamais très marrant.
    Le Kid balance une pelletée de sable sur les pieds de Wolf.
    — Moi, je m’en fous. Je suis béni des dieux, il y a rien qui peut m’avoir. Le bon vieux Buddy Wolf, il est pas mauvais, question baratin, il serait capable de te baratiner jusqu’à ce que tu penses qu’il pourra faire la différence entre son trou du cul et le bout de son pif.
    — Bon, allez, le PDN, si tu veux pas me croire, t’as qu’à demander au bon vieux Buddy Barker. Buddy Barker, raconte-lui, toi, qu’hier soir c’était de la rigolade. C’est ça ? Il y avait des mortiers, des barbelés, des bunkers, l’artillerie, alors merde, qu’est-ce tu veux de plus ? La bombe atomique ?
    — Bonne idée, ça, répond le Kid.
    Mais Buddy Barker est d’accord : c’était de la rigolade. Il remplit un sac, le bazarde dans un camion, et puis il s’assied pour lire une BD. Buddy Wolf remplit deux sacs de plus, il s’assied avec Buddy Barker et le traite de grosse feignasse. Pendant que le Kid et moi, on continue à remplir des sacs, Wolf et Barker lisent des BD et jouent à un jeu qu’ils appellent « Trouve le Nom ». Wolf donne le nom d’un morceau de rock et Barker doit donner le nom du groupe qui en a fait un tube. Wolf gagne à dix contre deux. Quand je demande au Kid combien de gars d’Alpha se sont fait tuer, les derniers temps, il se contente de hausser les épaules et de répondre : « Une paire. » Alors je lui demande combien de gars se sont fait blesser, et sans lever les yeux, il dit : « Quelques-uns. » Je lui demande si le coin est vraiment aussi pourri que ça, en combien de temps on peut décrocher un boulot à l’arrière, si le chef de section est une tête brûlée, si le Kid s’est déjà fait blesser, mais le Kid se contente de sourire de manière désinvolte, sans jamais donner de vraie réponse. Il me dit qu’il vaut mieux pas trop s’en faire.

VIII

COMPAGNIE ALPHA
    Le premier mois au sein de la compagnie Alpha a été une période assez