Si je meurs au combat
bibliothèque, et je passais une ou deux heures par jour à élaborer mon projet. Les vieux numéros des grands magazines d’information me donnaient des détails supplémentaires sur les lois concernant l’immigration suédoise. Je prenais des notes sur l’histoire suédoise, sur la culture, la politique. Je commençais à apprendre la langue, le lexique sur la nourriture, la boisson, l’armée, et aussi le mot déserteur. L’encyclopédie était utile, et j’y ai appris les noms des principales villes suédoises, des rivières, des lacs et des ports.
Le dimanche, je ne faisais pas le petit voyage habituel à Seattle ou à Tacoma. À la place, j’écrivais des lettres à ma famille, à un prof et aux deux nanas, j’essayais de leur expliquer un peu l’angoisse qui me rongeait. Les lettres destinées à ma vieille ville natale, au cœur de l’Amérique profonde, étaient dures à écrire. Encore plus dures à lire, bien sûr. Encore plus dur que d’ouvrir un télégramme de la Western Union : « C’est avec une grande tristesse que nous vous informons que votre fils… » Je savais bien qu’ils ne comprendraient jamais vraiment les raisons de ma fuite, mais ils n’ignoraient pas que j’étais contre la guerre. Dans mes lettres, j’expliquais tout ce que je pensais sur le pourquoi de ma désertion et je parlais de mes problèmes de conscience si je participais à la guerre. Mais surtout, j’essayais de leur dire à quel point il était difficile de mettre dans l’embarras des personnes qu’on aimait. J’ai bien caché les lettres et ai décidé de les poster du Canada, lors de mon premier arrêt.
Je lisais Un Américain bien tranquille de Graham Greene. Il y avait un paragraphe que je trouvais particulièrement marquant, alors je l’ai recopié et incorporé en guise d’en-tête de chacune de mes lettres. Greene décrit un pilote de bombardier français qui parle avec un journaliste américain avec lequel il boit une bière. Le pilote, qui a tué des Vietnamiens dont il n’a jamais vu le visage, dans cette guerre des Français contre les Viêt-minhs, explique que ça devient pesant de porter, tout seul, le fardeau d’une guerre qui n’est pas juste, qui ne l’a jamais été, et qui va finir, tôt ou tard, de la même manière qu’elle aurait pu se terminer des années plus tôt.
La bibliothèque, c’était un tout petit bâtiment en bois, mais c’était un havre de paix. Je me tenais devant la porte, le dimanche matin, en me les gelant, et j’attendais l’arrivée du sergent qui bossait là. Quand il déboulait, sûrement à peine sorti du lit, sans avoir pris de petit déjeuner, il ouvrait violemment la porte, entrait d’un pas lourd et me disait de ne pas faire de bruit. Il voulait dormir.
Une semaine ou deux avant Noël, j’avais assez d’argent, tous les papiers nécessaires et un projet qui tenait la route. J’avais la crève, une bronchite, mais les petits sursauts de nausée et de toux m’aidaient à tenir le coup. C’étaient les symptômes d’une autre maladie, et je savais bien comment j’allais guérir. On nous avait donné une perme pour le week-end.
Le bus qui nous conduisait à Seattle secouait dans tous les sens. C’était un vendredi soir, plus froid que jamais, et des petits flocons de neige avaient remplacé la pluie. Dans le bus, il n’y avait pas une lumière, lueurs de cigarettes mises à part. Les passagers étaient en uniforme, même le chauffeur, et il y avait des bérets verts qui dépassaient par-ci par-là au-dessus des appuie-tête. Les officiers portaient leurs casquettes en forme de bec, un truc qui faisait nazi, et ils avaient mis leurs treillis et leurs médailles. Ça me rendait dingue, pendant la Session d’entraînement avancé, mais là, avec la trouille et la crève, ça me faisait doucement marrer. J’avais des glaires plein la gorge. J’étais au bord de la nausée, je la sentais, dans le ventre, dans les os et jusque dans le crâne.
Un lieutenant est venu s’asseoir à côté de moi et m’a demandé si je rentrais à la maison pour Noël.
— Non, mon lieutenant, je suis juste en perme.
— Tu traces à Seattle hein ? Pas une mauvaise ville. Mieux que le ’Nam, ça, c’est clair.
— Ah, vous êtes déjà allé au ’Nam ?
— Nan, j’y vais, là. Après-demain. Ces bâtards, ils auraient pu attendre que les fêtes soient passées.
— Pas de bol.
— T’es dans quoi ? m’a demandé le
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