Si je meurs au combat
quand le ravitaillement nous a apporté des bières bien froides et de la bouffe, on a mangé et on s’est reposés, comme ça, toute la journée. Les gosses nous massaient les épaules comme de vrais pros ; ils tapaient, étiraient nos muscles et nous faisaient circuler le sang. Ils avaient les yeux rivés sur nos rations C, et le vieillard leur filait un coup de main comme il pouvait.
Quand le vent a cessé de souffler et que les mouches ont commencé à devenir pénibles, on est retournés au puits. On s’est douchés et le vieillard nous a encore une fois filé un coup de main. Il balançait le seau dans le puits et remontait de la flotte qu’il nous renversait sur la tête, sur le dos et sur le ventre. Les gosses le regardaient nous nettoyer. C’était la plus chaude et la plus tranquille des journées.
Le vieux fermier aveugle était en train de donner une douche à l’un des gars. Un gros abruti de soldat, un blond avec un gros bide, a ramassé un carton de lait et, à cinq mètres de là il l’a balancé, sans la moindre raison, il a visé le vieux bonhomme et l’a touché en pleine figure. Le carton a éclaté, le lait s’est répandu sur les tempes et sous les paupières du vieillard. Il s’est penché en avant, chancelant et essayant de retrouver son équilibre. Il a fait tomber son seau, a mis les mains sur les yeux, avant de les faire retomber avec souplesse sur les cuisses. Son regard aveugle fixait droit devant lui, en direction des pieds de l’abruti de soldat qui lui avait fait ça. Il bougeait un peu la langue, essayait de lécher sa coupure et de goûter le sang et le lait. Personne n’a fait un geste pour l’aider. Les enfants ne disaient pas un mot. Les yeux du vieil homme ont fait un truc bizarre et se sont mis à rouler, comme s’ils allaient lui sortir de la tête et s’envoler. Il ne bougeait plus, mais au bout d’un moment il s’est mis à sourire. Il a ramassé le seau, et avec ce qui lui restait de bonté, spectacle horrifiant, il a balancé le seau dans le puits, a sorti de l’eau et a redonné une douche à un soldat. Les enfants regardaient.
XI
ASSAUT
Le douzième jour du mois d’avril, Erik m’a écrit, et le seizième jour, je me suis assis sur un sac à dos et j’ai ouvert sa lettre. Il se trouvait à Long Binh, où il était employé de bureau pour le service des transports. J’étais au milieu de la péninsule de Batangan, sur une colline qui sentait la mort, le cancer, une colline qui avait été ravagée par les bombardements, un coin qu’on appelait LZ Minutemen.
Il faisait chaud, le 16 avril, comme tous les autres jours de ce mois. On voyait tout de suite, lors de ces matins d’avril, ce que la journée allait nous réserver. Un ciel sans le moindre nuage sortait peu à peu de la noirceur, au-dessus de la mer. Tôt le matin, l’air était limpide, comme une sorte de verre déformé. On voyait des trucs pas croyables. Mais ensuite, le soleil montait, et là, le ciel mettait le paquet sur LZ Minutemen. Aux alentours de dix heures, chaque matin, il n’était plus possible de toucher les fusils, les gourdes qui n’étaient pas à l’ombre ni les munitions. On laissait tout ce bordel traîner.
Parfois, avant que l’air tiède et marécageux passe à la phase mortelle, le capitaine Johansen nous faisait bouger de LZ Minutemen, on suait à grosses gouttes pendant la marche dans ces beaux matins d’avril. On allait fouiller un hameau, sans vraiment faire gaffe, seulement pressés de se mettre à l’abri du soleil. On se foutait de la gueule de quelques Viêtnamiens, on applaudissait quand on tombait par hasard sur un puits ou un ruisseau, on trouvait que dalle, et au bout du compte on retournait tout en haut de notre colline pour finir la pire partie de la journée.
On faisait comme si les Viêt-congs n’étaient pas là. On se battait pour des piles de bois mort. On tailladait des petits poteaux comme on pouvait, on les plantait dans la terre, et puis on étalait nos ponchos sur ces poteaux en guise de petits toits. Là, on s’allongeait, comme des prisonniers, dans le mètre carré d’ombre qu’on avait réussi à en tirer.
L’après-midi appartenait au soleil. Il grillait la compagnie Alpha, et cette colline de poussière rouge, c’était notre poêle à frire. On a fini par accepter le fait que le soleil était notre ennemi le plus tenace et le plus rusé. Tous les entraînements, toute la discipline et toutes les connaissances
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