Si je meurs au combat
et qui emporte avec elle ce silence dénué d’oiseau, dénué d’insecte, qu’est-ce, au juste, que cette « sage endurance » ? C’est mépriser les brutes, comme je l’ai fait, et penser que la guerre est une mauvaise chose à la base. En seconde déjà, le jour où j’ai écrit ma dissertation sur une guerre à laquelle je n’aurais jamais pensé devoir participer, j’avais enduré. J’ai tenu le coup tout au long de mes classes, observé Kline, le gosse obèse qui était mort de trouille et qui remuait comme de la gélatine, enfoncé ma lame dans les pneus en caoutchouc à l’entrainement de baïonnettes, appris à manipuler le M-16 comme un pro. J’ai tenu le coup pendant tout l’entraînement avancé d’infanterie, avec tous les autres appelés. J’ai prévu de me barrer, de traverser la frontière, au beau milieu de la nuit. J’ai organisé tout ça pendant deux mois, dessiné des cartes, fait des recherches à la bibliothèque de Fort Lewis, appris tous les ignobles détails sur les tarifs des vols à destination de la Suède, maquillé ma voix au téléphone, menti à mes parents pour leur demander de m’envoyer mon passeport et mes certificats de vaccination. J’ai bien failli ne plus endurer.
Mais est-ce que cette endurance, c’était la dernière marche de minuit sur la piste en goudron de Fort Lewis, le soir où l’on est monté dans l’avion, et est-ce que c’était vraiment sage de ma part ? Il y a une expression qui dit : avoir le courage de ses convictions. Sans l’ombre d’un doute, je me disais que la conviction pouvait être bonne ou mauvaise. Mais j’avais de bonnes raisons de m’opposer à la guerre du Viêtnam. Ces raisons, on pouvait les murmurer, tels des psaumes, sous la lune froide, ici, au Viêtnam : ne tue et ne te bats que pour certaines causes ; il semble que certaines causes impliquent de pures vérités : la Blitzkrieg de Hitler, l’attaque de Pearl Harbor, il s’agit là de pures vérités qui justifient l’utilisation de la force, tout comme il est nécessaire d’utiliser la force pour neutraliser les brutes ; mais la guerre du Viêtnam impliquait la vie d’êtres humains, le fait de la prendre, de l’épargner ou de la pousser à la folie, comme à un vulgaire vendeur de tapis débile, sans parvenir à se justifier, avec l’impression que cette guerre a été déclarée pour de biens vagues raisons.
Cette conviction semblait justifiée. Et si elle était justifiée, est-ce que mon courage apparent, quand j’endurais la situation, n’était qu’une simple lâcheté bien déguisée ? Quand mon père écrivait que, malgré tout, son fils était en train de comprendre tout ce qu’il était capable d’encaisser, et que, malgré la situation, il tenait quand même le coup, est-ce qu’il oblitérait l’échec, de son fils lorsque celui-ci s’opposait à la guerre de manière aussi radicale, aussi catégorique, aussi courageuse ? Est-ce que son fils était un abruti lorsqu’il se contentait d’endurer, tel un mouton auquel on venait de tondre toute la laine qui lui appartenait de droit ?
Un jour, la compagnie Alpha s’étirait sur une très longue file et passait d’un village à l’autre dans les alentours de Pinkville. Des garçons rassemblaient un troupeau de vaches dans une zone de combat. Ils n’étaient pas censés être là : on avait légalement le droit de les dégommer à la mitraillette, au M-16 et au lanceur de grenades M-79. On leur a tiré dessus, sur les vaches comme sur les garçons toute la compagnie, ou presque, comme si c’étaient les cibles d’entraînement de Fort Lewis. Les garçons ont réussi à s’échapper, mais l’une des vaches défendait son petit bout de terrain. Des balles sont venues s’incruster dans ses flancs et ont fait exploser des morceaux de chair avant de s’enfoncer dans son ventre. La vache était debout parallèle aux soldats, un profil magnifique. Elle regardait de l’autre côté, dans une seule direction, et elle ne bougeait pas. Je n’ai pas tiré, mais j’ai enduré, et je n’ai ouvert la bouche que pour demander au gars qui se trouvait devant moi pourquoi il tirait, pourquoi il souriait.
La compagnie Alpha n’a pas passé un très bon moment dans le coin de My Lai. Le pire, c’étaient les mines, des mines de toutes tailles et de toutes sortes. Des « éclateuses d’orteils », des Bouncing Betties, des bombes, des salves de mortier et des grenades piégées.
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