Si je meurs au combat

tous les fusils étaient pointés sur toi.
    Isolé, un gigantesque pré, les sons partent en hauteur, traversent les airs, droit sur ta tête, tu te tortilles comme un mec qui se réveille brusquement au milieu d’une greffe cardiaque, le vieux cœur sorti de la cage thoracique et le nouveau en équilibre, dans un coin invisible, dans les mains de l’ennemi. La douleur, même avec l’éther ou le chlorure de sodium, explose dans la cavité vide, et la terreur attend que la cavité se remplisse, pour que la vie se remette enfin à pomper et à battre.
    Tu gémis tout doucement ou tu hurles, mais rien n’y fait, ce moment ne survient jamais. Ça explose à l’unisson avec le bruit des balles c’est ta gorge qui plaide pour toi, elle prend la place de ton cœur ton esprit a disparu, le produit du cerveau d’un métaphysicien.
    Je n’étais pas à My Lai, le jour où le massacre a eu lieu. J’étais dans les rizières, en train de roupiller dans l’argile, avec Johansen, avec Arizona, avec la compagnie Alpha, un an et des poussières après. Mais si un gars est capable de se tortiller dans un pré, il est capable de tirer sur des gosses. Aucun de ces actes n’est un exemple de courage.
    — T’es un mec sensible, me dit Johansen. Va me chercher une bière chez les gars, là, tu veux bien ?
    Je chope une bière et je retourne m’asseoir auprès du capitaine.
    — T’es pas obligé de porter la radio pour moi, tu sais. T’es facile à abattre, avec l’antenne qui dépasse, comme ça. T’as fait du bon boulot, c’est pas ce que je veux dire. Dès que je t’ai vu, je savais que tu ferais du bon boulot. Mais quand on marche avec moi, c’est facile de se faire buter. Les officiers, c’est leur cible préférée. Et l’antenne radio aussi, ça fait une bonne cible, tu vois. Les Viêt-congs savent bien qu’il y a un officier pas loin, alors c’est sur ça qu’ils tirent. Et… ben, t’es un gars sensible, comme je viens de le dire. Il y a des gars qui sont tout simplement insensibles à la mort.
    — À choisir, je préfère encore continuer comme ça, je réponds.
    Johansen me dit alors de ne pas oublier d’appeler le quartier général et de leur faire le rapport de situation. Après quoi il part vérifier les positions.
    Le courage n’est vraiment pas un sujet qui devrait prêter à sourire, pas si l’on parle de véritable courage, ce type de courage pratiqué par des hommes qui savent que ce qu’ils font est juste. Le courage qui fait preuve de justesse est un courage qui fait aussi preuve de sagesse. Cela consiste à agir de manière raisonnée, agir de manière raisonnée au moment où la peur peut conduire un homme à agir autrement. C’est l’endurance de l’âme en dépit de la peur qui te harcèle – et tout cela avec intelligence, avec sagesse. Je me suis rappelé que Platon avait écrit un truc dans le genre. Dans le dialogue intitulé Lachès :
     
    SOCRATE . – Maintenant, Lachès, essaie à ton tour de définir le courage. Dis-nous quelle est cette qualité commune, qu’on appelle courage, qui inclut toutes les utilisations du terme lorsqu’on l’applique à la fois au plaisir et à la douleur, et ce, dans tous les cas de figure auxquels je viens de faire référence.
    LACHÈS . – Il me semble que le courage est une sorte d’endurance de l’âme, s’il faut en déterminer la nature universelle qui résume tous ces cas de figure.
    SOCRATE . – Mais oui, si nous voulons trouver la réponse à notre question, il faut inclure tous les cas de figure. Pourtant, je ne dirais pas, moi, que toutes les formes d’endurance de l’âme doivent être associées au courage. Voilà pourquoi : je suis sûr, Lachès, que tu considères le courage comme une qualité des plus nobles.
    LACHÈS . – Des plus nobles, tout à fait.
    SOCRATE . – Mais n’est-ce pas l’endurance accompagnée d’intelligence, de sagesse, qui est à la fois bonne et noble ?
    LACHÈS . – Certainement.
    SOCRATE . – Et si elle est jointe à la folie ? n’est-elle pas au contraire nuisible et malfaisante ?
    LACHÈS.  – Si.
    SOCRATE . – Selon toi, donc, seule la sage endurance est véritablement du courage ?
    LACHÈS . – Ça en a tout l’air, Socrate (10) .
     
    Qu’est-ce, par conséquent, quand je suis assis à côté d’une radio, avec la nuit qui englobe la compagnie Alpha comme une grosse coquille opaque, avec toute l’objectivité de cette lune vietnamienne qui se lève