Si je meurs au combat
Ils entrent dans l’eau et les aident à pousser les bateaux sur le sable ; ensuite les pécheurs dorment et les petits vieux étalent tous les poissons et les crustacés pour les faire sécher, puis ils fument tranquillement au soleil.
Une heure plus tard, quand les femmes sortent à leur tour, les petits vieux vont s’asseoir à l’ombre, et pendant ce temps les enfants font un peu de nettoyage.
C’est pas vraiment le genre de village que Gauguin aurait peint ; c’est pas un coin romantique. Le village commence là où le corail entre en contact avec la terre, il s’étend sur deux cents mètres le long de la plage. C’est un village de guerre, un camp de réfugiés.
Il est fait avec du fer-blanc de l’armée. Les paillotes ici sont des baraques en métal, tout en longueur, les unes à côté des autres, toutes aussi laides les unes que les autres, avec tous les membres de la famille serrés comme des sardines, entourées de ces nouveaux types de fils barbelés sur lesquels de petites lames de rasoir remplacent les piquants. Deux mille personnes vivent là.
Derrière les barbelés, il y a des mines. Les courbes de la plage sont truffées de Bouncing Betties. Le sol est meuble, ce qui fait que les Bouncing Betties s’élèvent facilement dans les airs pour faire gicler du sable, des coquillages et de la chair humaine sur un périmètre de vingt mètres. La plage entière est infestée de ces mines, et là où il n’y en a pas, il y a des grenades piégées, dont certaines ont été installées par l’ennemi, et d’autres éparpillées par les Forces populaires pour défendre le village.
Là où poussent les pins et les cocotiers, le sol est plus ferme. À partir de cet endroit, à côté des Betties, il y a aussi des éclateuses d’orteils M-14, des salves d’artillerie piégées et toutes sortes de gadgets. Le lagon n’est pas vraiment un coin édénique que tu aurais découvert en explorant les parages avec Magellan, avec le capitaine Cook ou avec tous ces gars qui naviguaient dans ces eaux au cours des siècles passés.
Mais tout de même, à minuit, quand les pêcheurs sont en mer, quand le lagon est calme, on s’y sent aussi bien que dans n’importe quel autre coin. Et quand c’est la pleine lune, c’est le meilleur endroit du monde. Les gardes du village tapent en rythme « tout va bien » sur des gros morceaux de bois creux. La brise se met à souffler et on commence à voir les reflets de la lune qui éclairent une balise, au large, pour donner le cap aux bateaux. Pendant une nuit pareille, tu peux imaginer à quoi ressemblait le lagon, il y a de ça un bail. Le genre de coin ou tu aurais pu filer rencard à une belle nana.
*
Il faisait chaud. Je dormais encore au moment où les bateaux sont arrivés, mais quand Bates et moi sommes allés sur la plage, on a vite compris que la pêche avait été prodigieuse. Des milliers de bébés crevettes étaient déjà en train de sécher sur la plage. Deux enfants retiraient les algues des filets. En silence, les petits vieux revêtaient les bateaux d’un bitume noir, qui sentait très fort, pour les préparer à leur prochaine nuit dans le lagon. Et tout un paquet de femmes étalaient du sable pour faire la place du village. Elles avaient planté un mât, où tout en haut flottait un drapeau jaune avec des rayures rouges à l’horizontale – le drapeau du Sud-Viêtnam, qui avait l’air grotesque et déplacé.
En milieu de matinée, les femmes avaient bien avancé et les pêcheurs étaient dans leur troisième phase de sommeil. J’étais à l’écoute des radios. L’une de nos patrouilles nous appelait sur la plage.
— C’est une mine. Il va falloir que vous nous envoyiez un hélico, là, de toute urgence. Le gars s’est fait arracher la jambe, faut faire vite. Vous savez où on est ?
J’ai envoyé mon message complètement survolté au quartier général, tout en me demandant qui pouvait bien être le type que j’essayais de sauver, les noms et les visages défilaient sous mes yeux comme une série d’affiches de mecs recherchés par la police.
— Bandit 99, ici Zulu 10. Demande hélico de toute urgence. Soldat américain, mine, il est gravement blessé. Coordonnées 789765.
— 72, ici 10. Faut que je sache si la blessure est vraiment grave. L’ennemi riposte ? Est-ce qu’il y a un coin où on peut se poser en toute sécurité ? Vous avez de la fumée ?
Un nouveau lieutenant était parti avec la
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