Si je meurs au combat
rouleau. Comme il n’y avait rien sur le marché du travail, je suis retourné à la compagnie Alpha.
Car c’est bien cela l’idée fixe de tous les troufions, au Viêtnam : cet espoir lancinant et tellement tentant de dégoter un boulot à l’arrière. N’importe quoi, pour quitter le champ de bataille : charger des hélicos, brûler des ordures, laver le linge du colonel.
Contrairement au fantasme aussi abstrait que délirant d’un retour au pays (en vie, peinard), le soldat qui rêve d’un boulot à l’arrière ne se sent pas écrasé par une passion distante, inatteignable ou irréaliste. C’est là, juste sous ton nez. Tu regardes les chanceux traverser la rizière et balancer leurs sacs à dos dans l’hélico. Ils ont le sourire aux lèvres et te font le signe de la paix. Et quand ils ne sont plus là, tu t’apitoies sur ton sort, tu ressens une profonde solitude, teintée de jalousie.
On met en place toutes sortes de stratégies pour essayer d’être affectés à l’arrière. Il y en a qui se tirent tout simplement une balle dans le pied ou dans les doigts, en faisant bien gaffe de ne se déchiqueter que quelques centimètres d’os.
Il y en a qui se fabriquent des maladies, dans l’espoir de passer un peu de temps à l’arrière et d’y décrocher un job.
Et il y avait un gars qui archivait les dates auxquelles les sous-officiers étaient censés être renvoyés au pays. Quand ce jour-là approchait, il envoyait une demande pour essayer d’obtenir le boulot que le gars n’allait pas tarder à libérer.
Mais la meilleure manière de dénicher un job à l’arrière, la seule manière fiable, c’est de lécher gentiment le cul d’un officier. Le chef de la compagnie, de préférence. Si un officier commence à faire de toi son petit chouchou – s’il pense que vous êtes tous les deux faits de la même fibre –, là tu deviens, un candidat potentiel pour le salut. Mais faut que tu fasses du zèle et que tu le fasses avec une totale lucidité ; faut que tu fasses preuve d’un grand courage quand ton sang coule, d’un bon sens de l’humour morbide et d’une indulgence incontestable.
Pour les Blacks, c’est pas évident. Tout d’abord, le corps des officiers est dominé par les Blancs. Il y a beaucoup plus de Blacks, en revanche, chez les fantassins, les troufions de base. Et puis il ne faut pas oublier la bonne vieille recette à la source des tensions raciales : la peur, la haine, la méfiance. Et par-dessus le marché, il ne faut pas négliger le simple fait que ta vie est en danger. C’est plus une propriété qu’un bon boulot ou que l’assimilation sociale : c’est une question de survie.
Comme les officiers blancs favorisent les troufions blancs quand ils leur filent un poste à l’arrière (qu’il s’agisse d’un vague pressentiment ou de la pure réalité), il y a un grand nombre de Noirs qui réagissent de la même manière que le ferait n’importe quel type à peu près normal. Ils font la gueule. Ils répondent, s’énervent, glandent, font semblant d’être malades, fument de l’herbe. Ils traînent ensemble, se marrent et chient sur le système.
Et ça ne fait qu’envenimer la situation. Vu qu’ils accusent les Noirs de tirer au cul et de faire de l’insubordination, les officiers peuvent justifier le fait qu’ils refourguent tous les bons boulots aux Blancs. Alors c’est reparti pour un tour, et la situation ne fait qu’empirer.
En ce qui concerne la compagnie Alpha, la situation est devenue tellement malsaine, tellement grave que ça a fini par péter.
Les Noirs haïssaient le sergent-chef d’Alpha. Ils disaient que les bons boulots à l’arrière étaient réservés aux blancos, et ils comptaient bien faire leur possible pour que ça change.
— C’est la faute à ce putain de sergent-chef, qu’ils disaient. C’est lui, le responsable, alors on va se le faire.
Quand on a perdu quatre types, un jour, le sergent-chef a bouclé sa ceinture, il est monté dans un hélico et il est venu avec nous jusqu’à ce qu’ils nous envoient la relève. C’était un grand mec qui avait la tête sur les épaules. Lui aussi, il avait l’air de détester le Viêtnam. Il était dans la garde nationale, son unité avait été appelée sous les drapeaux, et il avait dû quitter sa ville et ses amis, comme nous tous, à cause de la situation politique et des circonstances. La nuit où il est arrivé, on s’est fait tirer dessus à coups de
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