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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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autant qu’à nous…
    Le propos, rapporté à la Sûreté par Marie Ismaïlovna, bibliothécaire,
membre du parti depuis 1919, exclue en 1930, pour suspicion de sympathie envers
les oppositions successives qu’elle trahissait à tour de rôle, chaque année, depuis
huit ans, – le propos obligea le délégué à la Sûreté, le sous-délégué, le
directeur du Service spécial à délibérer. Arrêter Elkine ? La note de
Moscou recommandait à son égard « la plus grande réserve ». Oui, mais
que veut dire au juste réserve ? Hum,
Enlever le panneau ? suggéra le sous-délégué. Ça pourrait être mal
interprété.
    – Qui l’a dessiné ? interrogea le délégué.
    Le Service spécial, gêné, répondit :
    – Mochkov…
    – Mochkov !
    Les trois se regardèrent, embêtés. Mochkov, caricaturiste à l’ Etoile rouge de Taganrog purgeait sous leur égide
une peine de trois ans pour « avoir tenté de jeter par ses dessins le
discrédit sur les chefs du parti de l’État ». Le Service spécial, sur le
point d’ajouter que Mochkov avait exécuté son dessin d’après un crayon publié
par l’organe central du parti (ce que tout le monde savait), se mordit les
lèvres.
    – Arrêter Mochkov, trancha le délégué. Qu’il goûte un
peu à notre cave, cet artiste.
    – Oui, plaça le Service spécial, j’ai commis une
imprudence…
    La langue du Service spécial, gros rougeaud dont la tunique
paraissait trop tendue sur des chairs pleines, se desséchait dans sa bouche. Quelle
tuile ! Promptement un grand verre de bonne eau-de-vie à 55°pour nous
remettre d’aplomb. Le ton cordial du délégué lui rendit la salivation :
    – De la vigilance, voyons, camarade Anissime !
    – Oui, chef !
    Mochkov ne sut pas pourquoi on le garda de novembre à
février dans une des caves de la Sûreté, – d’où il sortit perclus de
rhumatismes, – ce qui signifiait qu’on prolongerait sa peine de quelques
nouvelles années, – ce qui signifiait que Nioura ne l’attendrait plus, car ce n’est
pas une vie, ce qui signifiait…
    Le Service spécial de la Sûreté convoqua pourtant Elkine, et
ce fut par un jour de grand froid. Il entra sans saluer plus que d’un signe de
tête, fit une sorte de bond vers le poêle, étendit les mains au-dessus, joua
des épaules, parut se redresser encore.
    – Le diable vous emporte, dit-il gaiement, avec vos
trente degrés de froid. Priez bien le petit dieu des petits athées que vous
êtes pour que l’opposition ne prenne pas bientôt le pouvoir ou c’est moi qui
vous ferai connaître le vrai froid…
    Cette menace-là, il le savait par expérience, gardait encore
une certaine efficacité, décroissante, il est vrai, avec les années. – Le
Service spécial incommodé de mal comprendre ayant murmuré : « Je n’apprécie
guère vos plaisanteries, citoyen Elkine », Elkine s’écria sur un ton
joyeux à la fois exaspérant et désarmant :
    – Et moi, dites, croyez-vous que j’apprécie les vôtres,
citoyens très estimés ?
    Des paroles brouillées, murmurées pour lui-même, firent
suite à cette exclamation. Le Service spécial crut y discerner quelque chose
comme : « Séquelle de diables couverts de plumes… » mais ce ne
pouvait être ça, c’eût été d’une invraisemblable insolence, il aurait fallu
poser dès ce soir la question de son arrestation ; or, il souriait enfin, poliment.
On n’en tirait jamais rien. Un tempérament, quoi. Et puis tout de même, l’ex-président
de la Tchéka de Kiev.
    Elkine habitait la dernière maison du boulevard. Les vieux
troncs d’arbres étaient nus dans sa chambre, la fenêtre donnait sur l’espace :
plaine, un trait d’eau noire dans un repli, ciel. La chambre était basse de
plafond, assombrie par la couleur du vieux bois et le ciel y entrait
brutalement, tristement. Seul, Elkine vieillissait tout à coup, fronçait le
sourcil et, avant de s’asseoir ou de se coucher, marchait d’un angle à l’autre,
les mains nouées derrière le dos. Le Vide, la Pierre, l’Espace, la Pesanteur. Comprenez-vous
ces mots ? Des mots, croyez-vous ? Elkine monologuait dans un silence
écrasant. Y a rien – et ça pèse des tonnes. Tracez une ligne droite d’ici, devant
vous : rien à mille kilomètres, rien à deux mille, à trois mille, à quatre
mille, rien au pôle ; il faudrait redescendre de l’autre côté du globe, par
le Labrador, pour retrouver des imbéciles (qui sont assez heureux, à

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