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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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cause de
la culture rationnelle du blé ; mais lésés en ce moment par la baisse des
prix mondiaux…). Les gens d’ici… Le dégoût tiraillait ses lèvres. Tant que l’on
n’aura pas rasé de terre ces bourgs perdus – ou que l’on n’y jettera pas de l’électricité,
des journaux, des avions, des autos, de la joie de vivre à profusion, ce seront
des bipèdes, pas des hommes. Il s’arrêtait devant les vitres nues, derrières
lesquelles le ciel printanier rosissait faiblement. Et demain ? L’irrésistible
poussée de cent quarante millions de paysans, concevez-vous ça ? Si l’Occident
ne bouge pas, cette marée montante, dans cinq ans, dix ans, quinze ans, vingt
ans, emportera tout. Le socialisme, elle s’en fout. Elle ne le connaît que par
sa face de mensonge et d’inhumanité, d’anti-socialisme. Rien ne restera de nos
cendres. C’est gai à penser.
    Un journal lui servait de nappe. Il y disposa le pain noir, les
concombres salés, le beurre. Le réchaud, il le manipulait sur la fenêtre pour
demeurer devant l’espace. La bouilloire en fer blanc ronronna. Dehors passaient
des vaches : une gamine courait de l’une à l’autre, stimulant leur marche
indolente. Tout à coup s’avancèrent sur le bord de la crête, trois porteuses d’eau,
trois jeunes femmes, palanque sur l’épaule, balançant rythmiquement à chaque
pas les vieux seaux en bois suspendus aux deux crochets de la palanque. Elkine
les entendait se parler à voix haute. La dernière parut s’immobiliser un très
court moment à l’entrée du sentier, sombre silhouette, haute et comme ardente
sur fond de ciel vide, Galia. Elkine la regardait si intensément qu’elle fut
tentée de se retourner… Il attendait ce mouvement, il l’appelait. Elle ne le
fit pas, à cause de la palanque. Elle ne sut pas pourquoi elle se tint si
droite, si fière, en descendant le sentier abrupt, pourquoi la ligne violacée
des bois, à l’horizon du soir, lui parut attirante, vaguement poignante.
    Elkine eut froid. Il y a sur la terre un être dont on attend
un geste, moins qu’un geste, un regard et qui le refuse, sans savoir. Et tout à
coup, c’est le vide. La grande force que l’on a, semble inutile. Quelque chose
s’épuise en elle, car au fond de toute force il est une anxiété. Elkine but son
thé fade en marchant d’un angle à l’autre, un quignon de pain dans le poing. Par
instants, il s’arrêtait devant la table pour remuer du doigt des coupures de
journaux marquées de traits rouges et bleus :
    Rendement des terres arables par hectare… Canada… Australie…
Danemark… Ukraine… Terres Noires… Sibérie occidentale… Années… Chiffres bruts
et pourcentages…
    Au fond, tout est là.
    Sur l’autre rive du fleuve, la neige stagnait encore au
creux des roches ; les buissons verdissaient, d’une nuance si indécise et
claire qu’on eût dit une lueur de soleil transparaissant à travers les pousses
naissantes.
    – Je te dis que c’est du jaune et pas du vert, affirma Avélii,
mais comme t’es habitué à penser que les buissons doivent être verts, tu ne les
vois plus en réalité… Si tu faisais de la peinture, t’aurais dans l’œil une
fameuse déviation de droite…
    Il parlait à Rodion, tous les deux cheminant sur la roche
nue, entre les arbres nus, le ciel et l’eau. Rodion répondit :
    – Méfie-toi de tes yeux : ils ne pensent pas.
    Rodion disait parfois des choses intelligentes sans s’en
rendre compte. Avélii, Géorgien de Mingrélie aux traits dessinés avec
perfection, pâlis par le Nord ; une voix jeune bien modulée, qui sonnait
clair.
    – Les yeux, dit-il gaiement, les yeux n’ont pas besoin
de penser ; ils prennent et comprennent sans cela… Et je n’aime pas à
penser, frère, j’aime à voir et toucher. Cette fraîcheur, je la respire, je ne
veux rien de plus…
    Il reniflait, le cou dégagé, souriant à tout. Rodion le
regarda de côté, baissé son front lourd, un petit rire triste hésitant au fond
des yeux. Rodion le visage ingrat, éclairé de prunelles vert d’eau :
    – Respire à ton aise, camarade ; ça ne t’apprendra
pas le sens des choses…
    Il portait sous son bonnet en loup gris des interrogations
tourmentantes. Il souhaitait leur trouver réponse dans les livres, mais elles l’empêchaient
de lire : son inquiétude brouillait les lignes imprimées, dès lors
inintelligibles, inutiles. Sur un point, il voyait clair, et c’était dans

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