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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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ses
discussions avec Elkine, au bord de l’eau, sur le capitalisme d’État, « une
sorte de tank énorme, mon vieux, qui couvre tout l’horizon et va tout écraser… »
Avélii, étudiant à la Faculté industrielle de Bakou, membre de l’organisation
des jeunesses, compromis pour avoir discuté une leçon d’histoire du parti sur
les premières divergences entre majoritaires et minoritaires en 1904. Note du
dossier : « Par ses questions insidieuses cherchait à discréditer
parmi les étudiants, les chefs du parti… » Rodion, chauffeur à la fabrique
de vélos de Penza, compromis pour avoir discuté le barème des salaires. Note au
dossier : « Agitateur pernicieux dangereux démagogue trotskyste, sait
se faire écouter des masses… » Parce qu’il lui était arrivé de ne pas
pouvoir dormir tout un long soir, remuant dans sa cervelle des chiffres et des
idées plus difficiles à conduire que les plus lourds camions. Et le lendemain, à
la séance du parti, il sortit des poches de sa vareuse des morceaux de journal
en marge desquels il avait, au crayon, tracé des équations. « Voilà, camarade,
l’équation de la vie d’un ouvrier de notre fabrique : j’appelle h le
temps de travail, s le salaire, l le loyer et je dis que… »
On l’écouta d’abord avec indulgence, puis avec ennui ; mais sa pensée
faisait une trouée dans la torpeur des gens, sa voix s’enflammait, les x tout à coup se transformaient en poids de pain et de viande, en roubles et kopeks,
et l’on aperçut, sur la tribune tendue du calicot rouge, oscillant sur ses
jambes, devant un petit buste noir et chétif de Lénine, un gars têtu, la tête
rentrée dans les épaules, qui démontrait par l’algèbre, par Marx, par Lénine, par
la Pravda de l’avant-veille, par les six
points même de Staline, que « l’ouvrier de notre usine a faim, chers
camarades, et c’est le problème des problèmes, – c’est le sens même de la vie. Hegel
a dit… » Il s’arrêta net, ne retrouvant pas l’idée apparue pour lui dans l’amas
de mots d’une brochure sur Hegel. « Hegel a dit : l’ouvrier de notre
usine ne peut pas vivre avec des salaires comme ça, voilà… » Son visage
rayonna de contentement tandis que les activistes, se succédant l’un après l’autre
à la tribune, au signe du secrétaire de cellule, le traitaient de démagogue, d’arriviste,
d’égoïste qui ne pensait qu’à se remplir la panse, de trotskyste et de
paniquard. La vérité remplissait son crâne de bourdonnements, il ne comprit pas
un mot à l’argumentation qu’on lui assénait. Il se leva seulement à la fin de
la séance, dans le bruit des bancs remués, pour dire très haut – et tout le
monde l’entendit – avec un large sourire : « Palabrez toujours !
Vous savez bien que j’ai raison. » Dans la rue, d’une tristesse de boue
perpétuelle, bordée de palissades qu’on démolissait un peu chaque nuit pour se
chauffer, un vieil ouvrier lui mit la main sur l’épaule et d’un ton amical :
« Tu t’es perdu, camarade, c’est sûr, mais t’as raison. T’es épatant. – N’est-ce
pas ? » fit vivement Rodion. En réalité Rodion s’était à la fois
trouvé et perdu. Il connut les sous-sols de la Sûreté, de nouveaux visages, les
ciels du Nord. Il buvait un premier quart de litre d’alcool, les problèmes s’éclaircissaient,
il commençait à se sentir intelligent. Ensuite, tout s’obscurcissait, l’envie
lui venait de fendre du bois à coups de cognée, comme naguère à la maison, ou
de prendre à deux mains de jeunes bouleaux pour les casser les arracher du sol,
et se sentir fort et victorieux à la fin. Puis on l’entendait dire
alternativement : « Je suis une brute » et « le camarade
Gorki a raison, c’est fier d’être un homme… » À ces moments de chutes, de
brisements, d’envol et de trouble souffrance Rodion craignait surtout de
rencontrer le camarade Elkine.
    Ils arrivaient au rendez-vous : une sorte de clairière
rocheuse sous la falaise ardoisée au bord des Eaux-Noires. L’endroit était bon,
car on en voyait les sentiers d’accès sans être vu. Un bouquet de bouleaux y
remplissait tout un fragment d’univers. Les arbres s’éveillaient à la vie, leurs
troncs minces tout couverts de blanc d’argent, de fraîcheur : le ciel
pénétrait leur réseau de branchages, le ciel partout présent qui jetait des
tons d’azur sur la roche et sur la sombre transparence des

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