S'il est minuit dans le siècle
l’une des pires années, l’instructeur des Sans-Dieu, Pétrochkine, étant
arrivé du centre avec des directives, les pêcheurs et les tanneurs, réunis en
assemblée commune au cinéma Komintern, votèrent, à l’unanimité des dix-neuf
présents, la démolition de l’église ; le soviet ayant refusé, faute d’argent,
les crédits nécessaires, les Sans-Dieu et le parti mobilisèrent les
travailleurs pour une journée de travail volontaire ; ils avaient
habilement répandu le bruit qu’il n’agissait de décharger les camions de la
Coopération régionale, arrivés chargés d’articles manufacturés… Trois cents
volontaires répondirent aussitôt à l’appel. Sitôt qu’on leur apprit qu’il s’agissait
en réalité de démolir l’église Saint-Nicolas pour en finir avec la superstition
capitaliste, impérialiste et féodale, qui est l’opium du peuple et l’hydre de
la contre-révolution, il en resta vingt-sept, les meilleurs, il est vrai, les
jeunes les plus conscients, « la fleur de cette contrée », comme l’écrivit
Pétrochkine dans son rapport au Comité régional. Ils transportèrent les icônes
et les ornements d’église sur la place pour les brûler, mais « une foule
inconsciente, excitée par les paysans cossus et les popes interventionnistes, nous
arracha par la force ces biens de la nation que nous nous apprêtions à détruire
par le feu dans l’intérêt des travailleurs, ce qui prouve que les croyances
arriérées plongent encore des racines profondes dans la conscience des masses
non prolétariennes et petites-bourgeoises de Tchernoé livrées à l’obscurantisme
séculaire… » (rapport Pétrochkine). Les vingt-sept conscients cassèrent
les carreaux des fenêtres, car c’était la chose la plus facile et entreprirent
de démolir le bulbe bleu de l’église, parce qu’un échafaudage, placé là pour
des réparations, leur en facilitait l’accès ; ils ne réussirent qu’à l’entamer.
La croix dorée, maintenue en équilibre par un poids lourd, s’inclina sur le
côté mais ne tomba pas ; elle est encore là, penchée sur le destin des
hommes ; et ce n’est peut-être plus une croix, mais un X interrogateur ;
le bulbe éventré demeure béant – ce qui est fort gênant, l’église ayant été
transformée en dépôt de marchandises de la Coopération-industrielle-du-rayon, Ray-Prom-Koop.
(Par bonheur, les marchandises sont rares et vite réparties.) Des caisses vides
y pourrissent maintenant ; le vent s’engouffre dans le bulbe blessé, tournoie
dans le vide, s’échappe par les étroites fenêtres, remplit l’édifice d’un murmure
continu qui fait faire des signes de croix aux vieilles femmes « Écoute
les mauvais esprits faire leur sabbat… » Face à l’église, sur un tout
petit tertre de gazon, tout rond, on a planté un buste de Lénine en bronze ;
le socle en provient du buste du tsar Alexandre II offert autrefois à la ville
par le riche Ananiev. Des fils de fer barbelés l’entourent, par précaution
contre les déprédations des enfants. Ce bronze noir paraît infime sur la vaste
place, tout seul dans son rond d’herbe, au milieu d’un vaste espace de terre
battue. La boue empêche le plus souvent de l’approcher. Tournant le dos à l’église,
il a trois maisons devant lui : le Comité du parti, la brasserie Salomé, le
Soviet ; la Sûreté est à sa droite, le club réservé des militants
responsables et du Service politique à sa gauche. Tel est le cœur de la ville
aux Eaux-Noires. C’est entre la brasserie Salomé et le cinéma Komintern, sur
trois cents mètres de trottoirs en bois, éclairés par quelques lanternes que
les gens se promènent le soir quand il fait beau, si nombreux que leurs voix et
leurs pas font un bruit de rucher. Ici s’ébauchent les rencontres, naissent les
amours, s’éveillent les jalousies ; ici, rôdent les petits revendeurs de
cigarettes à la pièce, prompts à fendre d’un coup de rasoir la poche du représentant
des coopératives régionales arrivé le matin même. Les jeunes hommes suivent les
jeunes filles qui tiennent, se donnant le bras, toute la largeur des planches
molles et toujours quelqu’une se retourne, les épaules hautes, le profil dégagé,
unique en ce monde, pour répondre à un gars. Ici passent Elkine, Ryjik, Avélii,
Rodion, Varvara Platonovna, séparés et réunis, prodigieusement libres et
misérablement captifs, chacun suivant le chemin de sa foi, un assez
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