S'il est minuit dans le siècle
eaux. Entre la roche
et les arbres, une tête apparut, la crinière blanche au vent. Avélii cria :
– Salut, Ryjik !
Et l’homme qui avait un visage rasé et ridé éleva un peu la
voix pour répondre :
– Le printemps, camarades, ça, c’est magnifique !
Il parlait à Elkine, confortablement assis sur la pierre, la
casquette fichée de travers sur la tempe.
– Une invention des époques pré-industrielles, fit
Elkine, du ton sérieux dont il se plaisait à émettre des énormités. Tu l’expliqueras
sans doute par l’économie naturelle ?
– Sur l’Ienisseï, disait Ryjik, c’était plus beau qu’ici.
Tu comprends : la terre paraissait s’éclairer du dedans ; à peine les
neiges fondues, les eaux bues, les herbes naissaient et la lumière filtrait dans
la moindre brindille, dans le moindre ruisselet ; on marchait sur de la
lumière. Les fleurs jaillissaient de terre en une nuit. Ces fleurs-là, elles
ont des couleurs froides et légères, elles ne ressemblent qu’aux étoiles. Tu
sors un matin, tu t’en vas par la plaine, droit devant toi, car il n’y a rien
nulle part, rien que l’horizon et le même horizon derrière l’horizon. Tu es
seul, seul comme… ah, je ne vois vraiment pas comme qui, comme quoi, tiens
comme une pierre au fond d’un puits, et tu ne sais pas ce qui se passe avec toi,
tu voudrais chanter, tu sens que la terre est en fête, c’est quelque chose d’inouï,
tout peut arriver. Voilà, tu vas te retourner, simplement, et il y aura devant
toi, dans le vide, un grand bonheur… Lequel, tu n’en sais rien, mais il est
certain que c’est possible. Et tu te retournes et tu vois arriver des oiseaux ;
ils viennent par nuées à travers le ciel, ils viennent à grands coups d’ailes, et
la lumière monte, les pierres ont un poli lumineux, il y a des fleurs partout, la
steppe chante en silence… Rien ne t’arrive, bien sûr, mais tout est possible…
Elkine dit :
– Ryjik, t’as manqué ton destin. Tu devrais fabriquer
des octosyllabes à trois roubles la rime. Qu’est-ce que t’es venu faire dans la
révolution ? Tu serais aujourd’hui membre du bureau de la sous-section des
poètes champêtres du Syndicat des écrivains soviétiques. Tu inonderais les
gazettes de lyrisme organisé, idéologiquement juste et profitable. Pouchkine en
verdirait de jalousie sur son socle.
– Fous-moi la paix. Je n’aurais pas connu les fleurs
étonnantes du Nord. Et, vois-tu, pour rien au monde, je ne voudrais les rayer
de ma vie… Vers le moment de la débâcle des glaces, les enfants allaient
veiller sur la hauteur : il y avait toujours là une bande de gosses attentifs
qui ne perdaient pas de vue le fleuve. Ils rapportaient le soir les événements
du jour : la première crevasse s’élargit : une flaque s’est formée à
la surface, – une deuxième crevasse s’esquisse, des craquements se font
entendre… Ils supputaient les dates des années précédentes, observaient les
vols des oiseaux… Quand la glace fendue bougeait enfin, quand s’ouvraient les
premières eaux vivantes, ces gosses descendaient à toutes jambes vers les
maisons, et ils étaient pleins de cris de joie, ils étaient des porteurs de
joie, les portes s’ouvraient, on plaquait tout, – « Ça y est !… »
On prenait les accordéons et toute la jeunesse, les gars, les filles, s’en allaient
vers la hauteur accueillir le vrai printemps… Nous y allions, nous aussi, le
petit Nikolkine et moi (tu l’as connu, le petit Nikolkine du Donietz ? Il
avait tiré quatre ans dans les isolateurs, il est mort à Perm) – Nikolkine qui
disait : Pourvu que j’vive assez pour voir dynamiter une prison socialiste,
une seule, j’en demande pas plus à la révolution permanente…
Une forme féminine, épaissie par les bottes en vieux feutre,
les fourrures, le vieux drap, se montra au tournant des rochers. Salut, salut. Varvara
arrivait la dernière, car elle débitait à la coopérative des pêcheurs, les
quatre cents grammes de pain noir par carte de travail, le sel, le tabac en
gros grains, les allumettes et rien de plus : on est en retard de deux
mois pour le sucre promis, les coupons correspondants vont de toute évidence
être annulés ; quant au savon, une caisse est annoncée par le centre
régional depuis sept semaines, espérons encore. Les poils gris de son bonnet en
vieux loup se confondaient avec ses cheveux. Il restait pourtant sur son visage
une touche de grâce presque
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