S'il est minuit dans le siècle
beaucoup de choses. J’suis un pêcheur du quartier bas, l’m’appelle
Alexéi Matiouchenko. Ça vous est égal, à moi aussi. I’m faut de l’argent, Ivan
Vassilitch, pour aller à Petersbourg, pour la cause commune, voilà.
Lébedkine observait cette tête opaque découpée sur la Voie
lactée.
– De l’argent, fit-il sans bien comprendre, et pour
quoi faire ?
Les yeux de l’homme, aussi grands que les plus grandes
étoiles, étaient tout proches des siens, leurs haleines se mêlaient.
– Il faut l’égorger, dit l’homme, et je l’égorgerai, moi,
ou bien tout est foutu, on n’arrivera à rien…
Il avait mis sur l’appui de la fenêtre une large main
rugueuse aux doigts écartés.
– Qui ? demanda Lébedkine, simplement.
– Le Tsar, Hérode.
Lébedkine se tiraillait la barbiche, du bout des doigts. N’allait-il
pas toucher des étoiles en étendant la main ? Il y avait du miracle dans
ce silence. Il ne toucha que l’épaule du pêcheur Alexéi Matiouchenko et s’entendit
lui répondre :
– Peut-être as-tu raison, camarade Alexéi, et tu feras
bien d’y aller, – quoique ce soit très difficile à réussir cette
affaire-là. Moi, je suis trop vieux, tu comprends. Mais de l’argent, je n’en ai
pas, frère.
– Alors, dit l’autre, j’irai à pied. Je volerai. Mais j’arriverai.
Toi, tais-toi.
– Oui, dit Lébedkine, lentement, – maintenant c’est la
question du pouvoir qu’il faut poser… D’un pouvoir comme il n’y en a jamais eu,
qui aura une force sans nom, sans fond, impitoyable et généreuse…
– D’abord impitoyable souffla Matiouchenko ; pour
nettoyer la terre. Nous serons bons après… Il sera toujours temps. (Il parut
sourire.) Moi, je n’pourrais pas avant.
Ils se serrèrent la main. Matiouchenko dévala à grandes
enjambées vers les Eaux-Noires qui frissonnaient comme éternellement dans un
abîme tout proche.
Lébedkine referma les volets, s’allongea, se couvrit de sa
pelisse, hésita un moment avant d’éteindre, tenté de relire quelques strophes
de Nékrassov. Il ne pensa qu’un nom dans les ténèbres : Russie, Russie, et
c’était terrible et doux, c’était comme la respiration d’un être proche, élémentaire
et mystérieux, immensément puissant, endormi là. Lébedkine s’endormait entre
deux rêves qui étaient aussi deux craintes. Il méditait un voyage à Pétersbourg
sans oser partir, de peur de ne retrouver personne là-bas après tant d’années. Pensez
donc : un an de prévention, deux à la centrale d’Orel, deux à Tobolsk, douze
de déportation… Rentrer pour se retrouver seul, ignoré, désemparé, inutile, dans
les tourbillons de la révolution ? La liberté est belle aussi à Tchernoé… Il
s’asseyait parfois pour la contempler dans son âme, sur une roche noire au
sommet de la crête dominant le fleuve et l’étendue, à l’endroit même où
méditait autrefois Séraphime sans terre. Le second souhait, la seconde anxiété
le rejoignaient là aussi. N’aurais-je donc plus jamais une épaule près de mon
épaule dans la vie, la douceur d’un corps abandonné la nuit près de mon corps ?
Il pressentait que ce ne serait plus jamais, plus jamais, que sa chair désolée
ne méritait plus ce grand bonheur, que ses mains, jamais plus, n’oseraient même
tenter de le saisir ; et, comme un enfant égrène des perles, murmurait en
lui-même de doux noms tentants : Tatiana, Galina, Véra, Nadia, Liouba, Irina,
Vassilissa… Personne. L’ancienne rue Karnaoukhov, où se trouvent le club des
syndicats et le restaurant n° 1 de l’Alimentation sociale, s’appelle
maintenant la rue du camarade Lébedkine parce qu’on le trouva un matin, couché
derrière une clôture du marché aux poissons, le crâne fendu. Sa cervelle avait
coulé sur les pissenlits, mais il gardait encore au sommet du nez, intacts, ses
lorgnons à la monture rafistolée avec du fil noir.
Des années ont passé, d’une lourdeur cahotante ; la
rue Kazatskaya ou des Cosaques est devenue celle de l’Armée rouge, l’ancienne
Traktirnaya, la sente de l’Auberge, s’appelle le boulevard des Soviets ;
la place Saint-Nicolas est la place Lénine ; une rue Marty longe le jardin
public et coupe la rue Clara Zetkin, ancienne Ivanovskaya… Le Service de Sûreté
politique occupe la maison du vieil Ananiev qui exploita pendant un demi-siècle
les pêcheurs ; cet Ananiev, on l’a tué en 18 sur le seuil de la porte. En
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