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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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l’autre levée, le vieux Foma dansera, presque
sans bouger de place, rythmant du talon, au clair de lune surnaturel, le chant
contenu des jeunes filles, des femmes usées, des petites femmes enceintes, des
filles laides qui vivent cet instant comme si elles étaient belles… Ce sera la
nuit prochaine. N’anticipons pas sur la joie qui vient, à chaque heure suffit
sa peine. La troisième queue, pour les cigarettes, est à ce moment là plus
intéressante, puisqu’elles sont là, les cigarettes, et y en a pas pour la ville,
c’est sûr, et si la compagnie des troupes spéciales en fait prendre encore une
fois la moitié, qu’en restera-t-il pour les simples citoyens ?
    … La compagnie défile dans la rue, par trois, indifférente
au pain, au pétrole, aux cigarettes. Blouses vert-de-feuillage, vigoureusement
ceinturées, le doigt sur la gâchette du fusil, cagoule et masque à gaz où les
cercles de mica laissent apercevoir à des yeux humains une expression inconnue.
La sueur détrempe les visages. L’air du nord est limpide, mais ils vont déjà, soldats
rouges, à travers l’hypérite des guerres futures, inspirant un air chimique
filtré dans la trompe annelée qui en fait des monstres.
    – Treize roubles, le masque à gaz, dit-on dans la queue
pour le pain, paraît qu’on va devoir tous en acheter, y aura un ordre du soviet,
on déduira le prix des salaires…
    – Moi, j’en veux pas. Ils peuvent venir, les gaz. Si c’est
la vie.
    D’autres voix basses reprennent, chœur de murmures : si
c’est la vie, oui, c’est la vie…
    Avélii rejoint Rodion aux portes du Tabaktrust parmi les soixantièmes.
Il y a bien cent clients derrière eux. Parmi les centièmes Elkine, ayant plaqué
à cette occasion ses calculs sur les plans de pêche dans dix-huit mois, leur
fait des signes allègres.
    – Dans une prison où j’étais, dit Avélii, songeur, on
mettait des masques à gaz aux types pour les conduire à l’exécution… – Pour pas
qu’ils crient, ça c’est trouvé. Seulement, ça fait pour chacun un masque de
perdu…
    – T’en fais pas, on l’vend treize roubles, il en coûte
trois et il ne vaut rien… D’ailleurs, les types, même sans ça, ils disent rien,
ils s’en vont tout tranquillement. J’en ai vu qu’un qu’était malade de frousse,
un ex-petit commerçant Kazak, il s’était planqué sous le bat-flanc, il voulait
pas sortir de là, il geignait comme s’il avait eu mal aux dents. Le gardien l’a
tiré de là par les cheveux et lui a flanqué une paire de gifles pour le
remettre d’aplomb. L’est devenu sage et tranquille comme tout le monde, l’est
parti sans rien dire, s’est seulement retourné pour passer à un autre Kazak son
bidon…
    Les trente monstres à trompe s’arrêtent net, au commandement,
devant le réfectoire du bataillon spécial. Qu’il est facile d’en refaire des
hommes ! Les trente masques tombent sur les poitrines flasques, avec leurs
yeux morts en ronds de mica ; il y a trente jeunes têtes en sueur alignées,
bien droites…
    – Je suis congédié de ce matin, dit Rodion.
    – Toi aussi ?
    Avélii a perdu son emploi de la veille. Ce matin à sept
heures, comme il mettait sa combinaison de travail, le chef d’équipe a fait
signe à Rodion. « Inutile. Remballe ton baluchon. C’est pas ma faute, tu
comprends. J’ai un ordre. Dépêche-toi. Au revoir, frère, bonne chance, hein. »
Rodion a traversé le marché en musant, les mains vides, un drôle de sourire sur
la face. Salauds. Salauds. Va falloir vivre avec leurs quinze roubles d’allocation :
pain de seigle à la carte, neuf roubles, reste six. Le coin chez Kourotchkine
en coûte trente. Chez qui dormir ? Puis Rodion fit une affaire. Son pain
pour trois jours vendu sur la place, il but un grand verre d’eau-de-vie et
réserva quatre roubles pour les cigarettes et les timbres-poste. On peut très
bien, quand on ne fait rien, tenir avec trois cents grammes de pain par jour :
il irait boire du thé sucré chez Varvara, – le sucre est un aliment.
    Leur tour approchait, ils étaient dans la boutique sombre, à
deux mètres du comptoir.
    – Elkine a raison, le service spécial se réveille au
printemps. On aura des histoires. Qu’est-ce que tu penses du copain qui vient d’arriver ?
    – Kostrov ?
    – Oui. Un bon copain, instruit, tu sais, c’est un
plaisir de l’interroger, il a réponse à tout, un vrai marxiste…
    – Des nôtres ou quoi ?
    Rodion

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