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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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texte s’y dérobait. « Eh, nom de Dieu de
psychologie, pensait Fédossenko, je m’en vais tout de même vous faire baver, moi… »
    La ville apprit en même temps qu’on avait reçu un
wagon-citerne de pétrole pour la coopérative du rayon et que la boutique du
trust de tabacs mettait ce matin en vente douze caisses de cigarettes l’ Usine rouge, à soixante-cinq kopeks, infumables
à vrai dire, mais que ne fumerait-on pas ! Toutes les pailles sont
fumables, tous les alcools buvables, même ceux qui vous tordent ensuite les
boyaux, ceux dont l’ivresse détraque la vue, fait le teint verdâtre et les
lèvres mauves. Nous boirons les poisons à pleins verres, pourvu qu’ils nous distillent
au-dedans de la chaleur et de la force, de quoi gueuler, pleurer, chanter, rire
et s’écrouler hors du monde, sur le bord de la route, insensible au froid, réchauffant
soi-même la terre… Il se forma trois queues de gens dans la rue du camarade
Lebedkine, l’une devant la boulangerie, où l’on mit les plus vieilles femmes, les
plus chétives fillettes, car le pain, on l’aurait, il était dû de par la carte
grise, il n’y avait qu’à attendre son tour pour n’être pas renvoyé au lendemain.
Les premiers lurent, car c’était écrit au crayon sur un papier, collé sur la
porte : « le coupon du 20 est annulé » ; ces mots passèrent
des premières vieilles femmes aux dernières fillettes, à peine murmurés, tout
de suite saisis par une centaines d’êtres anémiques agglutinés les uns aux
autres contre la muraille. Ça n’étonna personne, l’usage étant de « faire
sauter » un jour tous les dix jours, de sorte que le 10, le 20, le 30
étaient des jours sans pain ; – mais quelqu’une ayant dit que le mois
prochain la carte serait refusée aux non-travailleurs appartenant aux familles
des travailleurs, exception faite des enfants de moins de quinze ans, il y eut
des soupirs inquiets ; il y eut des yeux écarquillés dans des visages de
vieilles femmes aux tons de moisissures.
    La queue pour le pétrole se rangea devant la boutique close,
nul ne sachant au juste s’il y aurait bien du pétrole, s’il ne serait pas
envoyé plutôt à la coopé réservée des fonctionnaires responsables comme la fois
dernière, vous vous en souvenez ? Quand on avait passé toute la nuit à l’attendre,
sous les étoiles compatissantes, en se racontant des crimes et des histoires d’amour,
– pour voir le camion s’arrêter le matin devant le magasin de la Sûreté ! Certainement
qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde, qu’on n’en donnerait pas plus de
trois litres par personne, que les femmes et filles d’anciens partisans-rouges,
munies du dernier certificat (le vendeur vérifie le tampon pour s’assurer qu’on
a bien passé l’épuration-révision de l’an dernier, c’est un malin) seraient
servies hors tour, que les femmes des pêcheurs de la brigade d’élite
réclameraient, mais qu’on les enverrait paître, chacune à son tour comme les
autres, qu’est-ce qu’elle fout la brigade d’élite, elle peut pas même remplir
son plan de production, c’est connu. L’initiative des masses s’attestait dans l’organisation
de la file ; on pouvait déposer son bidon, le marquer d’une pierre, et, sa
place ainsi retenue, aller ailleurs, à la condition de faire son tour de garde,
car ils sont capables de n’apporter le pétrole que demain, je vous le dis, mon
mari est chauffeur, il sait qu’il n’y a pas de camions disponibles, il a dit ça.
Ce n’est rien, la nuit sera douce, on veillera, quelques-unes ; à minuit, quand
la lune apparaîtra au Zénith, les jeunesses toutes blanches de visage, comme si
d’invisibles caresses leur faisaient remonter l’âme à fleur de peau, se
mettront à chanter à mi-voix :
    O nuit de mai, ô mon amant,
je te donnerai, je te donnerai
sur le petit banc
    ici une pause pour qu’on attende ce qu’elles donneront à
leur amant sur le petit banc, ces filles câlines,
    je te donnerai mon mouchoir blanc…
    Êtes-vous content, est-il content ? Parlé :
« Si vous en voulez da-van-ta-ge, courez donc après le loup blanc… »
    Le veilleur de nuit Foma sortira tout à coup de l’ombre, le
canon du fusil derrière l’épaule, la barbe argentée.
    – Moi, ça me suffit bien, fillettes… (Énigmatique :)
Et le loup blanc, il me connaît…
    – Raconte un peu, grand-père…
    – Danse un peu, grand-père…
    Une main à la taille,

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