S'il est minuit dans le siècle
dans les lettres du texte. On les fait tantôt
au crayon, tantôt à l’épingle, choisissant des lettres espacées pour former un
texte. Ils connaissent ce truc-là comme presque tous les trucs, mais s’il n’y
avait leur bêtise, leur négligence, l’impossibilité de tout vérifier, aucun
courrier ne serait possible. Les déchirures du journal pourraient contenir une
indication. Rien.
– Tu sais, Varvara, ils changent souvent les emballages des colis, par précaution… Mauvais moyen.
Varvara feuillette les Mille
et Une Nuits, déçue par les gravures imitées des anciens manuscrits
persans où les belles sultanes ont les yeux tout aussi inexpressifs que leurs
seins ronds.
– C’est bien édité, dit-elle. Avélii lui prend le livre
des mains, le soupèse, tâte la couverture ornementée.
– S’il y a du courrier, Varvara, il doit être là, voilà
mon idée. Et il faut qu’il y ait du courrier, car on ne peut plus vivre comme
ça. Cinq mois sans nouvelles nom de Dieu. Rodion s’est mis à penser tout seul. Il
a tellement besoin d’idées qu’il les invente, alors, tu t’imagines ce qu’il
peut inventer. Passe-moi les ciseaux, veux-tu ? Le diable soit de leurs
reliures Académia, faites pour corrompre le goût du prolétariat. Si ça ne
contient rien, ne me fais pas la tête, hein…
Rien dans le cartonnage.
– Ni thèse ni contre-thèse… Si c’est comme ça, chère
camarade, j’ai bien envie de déchirer ton livre en tout petits morceaux que
nous brûlerons ensuite. Tu permets ?
Ce n’est pas beau à voir, un livre neuf, chose précieuse, en
proie aux ciseaux. Varvara se met à railler.
– Tu vois, c’est ainsi qu’on fait avec les gens. On
prend tout à coup leur petite âme, avec toutes ses petites histoires
fraîchement imprimées, entre deux doigts, on tranche au milieu et on voit qu’il
n’y a rien dedans, on s’aperçoit même que ce n’était pas une âme, mais quelque
chose de tout à fait matériel, d’inutile et de vide…
Avélii répond :
– Dis pas de bêtises. Il n’y a que le corps, mais il
est bougrement intelligent, le corps. Et propre au-dedans, plein de beau sang
merveilleux…
Il allait jeter le livre massacré, il en détacha le dos qui
lui parut trop épais.
– Eh bien, qu’est-ce que je te disais ?
De la toile déchirée, sortirent, pliés dans le sens de la longueur,
les étroits feuillets couverts de minuscule calligraphie par Ivanov au Bureau
des techniciens n° 4, du C.C.D.P., camp de concentration à destination
spéciale, presqu’île de Kola… Avélii n’eût pas éprouvé plus de joie à voir le
faucon dressé fondre sur le lièvre dans l’herbe odorante.
– Comment disais-tu, Varvara : « éclairs
éternellement momentanés… »
– Je n’en crois pas mes yeux, dit tristement Varvara.
Elle était debout, elle parut se plier, s’assit, les deux
mains sur le bord de la table. Et le peu de rougeur qu’elle avait aux joues s’en
allait, elle devenait terreuse de visage. Le courrier, oui, l’invraisemblable courrier
qui n’arrivait plus depuis des mois. Depuis les dernières trahisons. Ces petits
feuillets transparents couverts de grains de sable bien alignés qui étaient des
lettres qui étaient des mots, de la pensée, la vérité pour la révolution, le
sens de nos vies, puisqu’il ne reste plus rien, pas même l’enfant, pas même l’homme,
pas même l’espoir, le moindre espoir pour soi. Je vieillirai ainsi. Presque
laide déjà. Femme par la seule détresse que personne ne sait. Il n’y a plus
rien que notre défaite fermement acceptée puisqu’il le faut : car on ne
peut ni se séparer du prolétariat ni désobéir à la vérité, ni méconnaître le cours
de l’histoire. Et la dialectique de l’histoire veut que, pour l’instant, nous
soyons sous la roue. La vie continue, grâce à nous ; les victoires
recommenceront quand nous ne serons plus. Et voici qu’il y a tout : les
camarades, les thèses de l’isolateur de Tobolsk, la déclaration au C.C. des
exilés de Tara, un résumé des derniers numéros du Bulletin publiés à Berlin, rédigé à Prinkipo. Ces
feuillets clandestins murmuraient : prison, prison, prison, prison, prison,
sans fin, grilles, barreaux, écrans de fer devant les fenêtres, règlement, chambrées,
conflits, grèves de la faim, courrier que l’on passe à travers les tuyauteries
des cabinets, par des trous percés dans les murailles, de fenêtre à fenêtre,
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