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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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hésita un peu.
    – Il a signé quelque chose, je crois, mais il est des
nôtres…
    Le vendeur puisait dans des caisses, à pleines mains, les
petits paquets de cigarettes qu’il poussait vers les chalands, sitôt la monnaie
ramassée.
    – Six boîtes par tête, trois roubles quatre-vingt-dix
et j’rends pas la monnaie : pressez, pressez, citoyen, au suivant, au
suivant, dis-je.
    Rodion avança la monnaie, les trois billets jaunes sur le
comptoir.
    Le vendeur écarta le tout.
    – Au suivant.
    – Quoi ? Quoi ? fit Rodion.
    On bougonnait derrière lui parce qu’il tardait à s’en aller.
Des charretiers le dépassèrent, servis devant lui. À la fin d’une écrasante minute,
un grand roux lui souffla à l’oreille d’une voix épaisse.
    – Tu vois bien qu’y en a pas pour toi, eh, tue-la-chance.
Fous plutôt le camp, tu gênes la circulation.
    Avélii n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Le vendeur
inclina vers lui une face plate de bouledogue sous-alimenté.
    – Y en a pas pour vous, tâchez de comprendre, hein.
    Les chuchotements montaient autour d’eux. Les gens étaient
contents : deux de moins à servir avant eux, – et puis les cigarettes des
travailleurs, la contre-révolution n’y a pas droit. Les deux gars, en sortant, bousculèrent
brutalement quelqu’un.
    – Qu’est-ce qui vous arrive ? leur demanda Elkine,
c’est pas, je suppose, la réduction capitale des prix par ordre du C.C. ?
    Il comprit instantanément.
    – Allons au soleil petits frères.
    Il fut entre eux comme un aîné, plus grand d’une tête, solide
et joyeux, fait pour marcher contre le vent. Avélii se demanda s’il n’eût pas mieux
fait de masser en trois mouvements de son petit poing osseux la face hargneuse
du commis.
    – Surtout pas ça, leur expliqua Elkine. Primo, ce
citoyen, en tout pareil à la crotte des chemins, n’y peut rien. Secundo, tu te
ferais envoyer pour trois ans au creusement des canaux ou à la construction des
pyramides, pour voies de fait sur la personne d’un employé syndiqué. Tertio, on
publierait que les trotskystes attentent à la vie des travailleurs et empêchent
la répartition équitable des produits du trust des tabacs.
    – Non, mes garçons, apprenez à vivre. Nous ne sommes
vraisemblablement qu’au commencement du voyage, nous bouffons le pain blanc en
premier… Les cigarettes, nous les achèterons dans le secteur privé du commerce,
où les voici…
    Elles y étaient, en effet, entre les mains noires d’un
moins-de-douze-ans basané, crépu et haillonneux, assis au bord d’un terrain vague,
sur ce qui avait été, avant des séismes, le seuil d’une maison de riches.
    – Il faut bien que vive la jeunesse des grand-routes, avenir
du pays. C’est peut-être un Beethoven futur, ce moricaud-ci. N’est-ce pas, vieux,
t’aimes la musique ? Battez, tambours ! Ou, je le lui souhaite, un
futur grand capitaine qui recommencera la prise du Kremlin, la marche sur
Varsovie, la marche sur Shanghaï et beaucoup d’autres choses dont nous n’avons
pas idée. N’est-ce pas, vieux dessalé ? D’où qu’t’es ? De Bakou, tu
dis ? Tu me parais plein de talents. On va boire un verre, nous. Si d’ici
une heure tu m’apportes un mouchoir de poche et quelque chose encore de volé à
quelqu’un de bien, sans t’en aller de la rue, t’auras trois roubles. C’est pigé ?
Je suis du métier, moi. J’ai pris part au pillage de l’Empire.
    « Nous avons raison, camarades, raison comme la pierre
d’être dure, comme l’herbe de pousser : car la révolution ne veut pas s’éteindre.
Sans nous, il n’en resterait que du ciment armé, des turbines, des
haut-parleurs, des uniformes, des exploités, des farceurs et des mouchards. Escamotage
total. Mais nous sommes là, – là comme au fond de la mer, et le coup est raté. Et
bien, ce petit voleur a raison de voler comme nous d’exister, puisque c’est
pour lui la seule façon d’exister ; et il a raison d’exister puisqu’il
suffit de ses guenilles pour démentir un énorme mensonge…
    « Arrêtons-nous un moment au soleil. On nous enfermera
peut-être ce soir dans les sous-sols de la Sûreté. Sachez-le bien pour
apprécier la douceur de ce soleil. Je vous enseigne la sagesse ! Vous vous
coucherez un jour sur un bat-flanc, dans une pénombre désespérante : souvenez-vous
alors du soleil de cet instant. Pas de plus grande joie sur la terre, sauf l’amour,
et c’est du soleil dans les

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