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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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veines…
    – Et la pensée, demanda Rodion, la pensée ?
    – Ah, c’est plutôt – maintenant – sur le crâne, un
soleil de minuit. Glacial. Que faire s’il est minuit dans le siècle ?
    – Soyons les hommes de minuit, dit Rodion avec une
sorte de joie.
    Le moins-de-douze-ans aux mains de négrillon les rejoignit
avant qu’ils ne fussent arrivés au cabaret.
    – Sors tes trois roubles, mon oncle, cria-t-il d’un ton
victorieux, en brandissant un mouchoir sale et un carnet…
    – Petite crapule ! Sais-tu que t’as volé la carte
du parti d’un fonctionnaire responsable ? Je la mettrai moi-même à la
boîte aux lettres. Tu n’en as pas besoin, moi non plus, on est d’une autre race.
Cette loque, fous-la au ruisseau et tâche de ne jamais te moucher dans le linge
des bureaucrates… Attrape tes trois roubles.
    – Je ne me mouche jamais, dit fièrement le gosse.
    Le soleil ruisselait sur eux, sur la ville, sur les femmes
attendant le pain de famine, sur celles qui attendraient le pétrole jusqu’au
lendemain (à chaque heure suffit sa peine), sur les gazettes grises collées au mur
pour clamer l’industrialisation triomphante, sur de petits chevaux efflanqués, aux
longs poils roux, qui passaient têtes basses, traînant de cahotantes charrettes…
Le soleil.
    Varvara apporta elle-même son colis postal, une petite
caisse de dix kilos. Elle dut faire des pauses, dans la rue, tous les cent
mètres, à cause du poids. Avélii vint à point pour l’aider à déclouer le
couvercle. Les doigts longs d’Avélii conservaient dans tout travail une
élégance évidente. Ils se posaient, s’appuyaient, s’infléchissaient, se
pliaient avec une grâce forte. Varvara songeait confusément, en les voyant
arracher les clous qu’il n’enlevait pas tout à fait avec les tenailles, peut-être
pour se donner le plaisir de ce petit mouvement agile, que ces mains étaient
faites, depuis des vies et des vies – éteintes et rallumées, les mêmes, – pour
dresser des osiers souples, colorer des poteries, ciseler l’argent, ajuster la
flèche à l’arc, taquiner le faucon tenu sur le poing gauche…
    – À quoi rêves-tu, Varvara ? demanda Avélii, lui
voyant ce regard, à la fois très proche et très absent, que l’on a quand on est,
l’ignorant peut-être, si tendu vers autrui, vers ce qu’il est profondément, multiplement,
dans sa parcelle d’éternité, que l’on cesse de le percevoir dans l’instant.
    – À rien… Ce n’est rien. Avélii, je ne comprends pas
pourquoi l’on m’envoie ce colis. Ce n’est pas la date. On m’annonce des livres,
qu’est-ce que ça veut dire ?
    Avélii, l’œil aussi d’un fauconnier au turban brun : il
suivrait ainsi le vol de son oiseau de chasse, la bouche entrouverte sur des
dents pures. Mais il suit maintenant à travers des espaces qui ne sont qu’à lui
le fil tenu d’une réflexion formée aux coutumes les meilleures des centrales de
réclusion politique.
    – Tu sais, Varvara, dès que tu m’as montré cette carte
postale, j’ai pensé au courrier.
    L’accent légèrement appuyé sur ces deux mots leur confère un
caractère particulier tenant un peu de la magie.
    Voici le pain noir séché, le sucre, le lard, les cigarettes,
un portrait de Katia que le lard a taché… Katia, joufflue, trois ans, petite
kalmouke adorable aux boucles coiffées d’une calotte brodée. Le Contrôle secret
a défait puis refait les emballages, ça se voit.
    – Le nouveau Fédossenko, s’en occupe lui-même, je parierais,
murmure Avélii. Cette brute, à son bureau, me fait l’effet d’un chasseur à l’affût :
et c’est nous son gibier. Une âme de geôlier dans un corps de chasseur d’ours…
    Voici des livres, le tome II de la belle édition Académia
des Mille et Une Nuits, un roman de
Pilniak, une plaquette de Pasternak, ouverte tout de suite et sur une page où
flotte une traînée lumineuse :
    Les cinq miroirs ont le visage
de l’orage qui se démasque…
    Varvara lit tout haut, souriante, regarde le portait de
Katia, pose la plaquette sur le pain.
    – Et pourtant, je ne comprends pas…
    Éclairs, à jamais momentanés,
illuminez ces clairs replis de la conscience…
    Prendre chaque chose, la palper avec sagacité. Qu’elle se
livre. Pas un signe sur le papier gras ni sur le fragment de journal qui sert d’emballage
au pain séché. Avélii l’examine ligne à ligne : il pourrait y avoir des
points presque invisibles semés

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