Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
suspendu
à un fil au-dessus de la tête du factionnaire, – et les condamnés à morts de la
salle du dessous prennent soin de le garer un moment, ce sont de bons gars, on
peut se fier à eux, – courrier que l’on écrit, l’oreille tendue, en feignant de
lire, – et puis on a la migraine, on désespère à cause de discordes ; les
points de vue s’opposent irréductiblement, des scissions mûrissent, on voit
venir des reniements… Les années passent, on s’arrache aux chambrées, aux
grilles, aux copains, on est libre, mais c’est une autre captivité, on a l’air,
les landes, le pain à peser pour les gens, – presque la nostalgie de la prison.
Avélii demanda :
    – Tu n’es pas contente ?
    – Mais si, je suis heureuse.
    Il ne connaissait pas, au bonheur, ce visage de nudité, lisse
et décoloré. Les cheveux plats, tirés en arrière, coupés court l’encadraient de
noir ; elle avait les orbites creuses, les narines jolies, petites et
grises.
    – Heureuse, bien sûr. C’est magnifique. Nous allons
revivre. Il faut avertir les camarades, vas-y tout de suite, Avélii…
    Les yeux tout à fait secs, elle paraissait pourtant sur le
point de pleurer.
    Sur la place, Avélii rencontra Ryjik qui revenait du
Service spécial.
    – Ils me foutent à la porte, moi aussi, dit-il, par
suppression d’emploi. La Coopé des Rebuts utilisables n’a plus besoin de tirer
des plans paraît-il. Le Fédossenko m’a froidement répondu qu’il n’y pouvait
rien. Les rebuts vous échappent, lui ai-je demandé, ou vous débordent ? Ah,
quels imbéciles !
    Un mépris fatigué changeait sa voix. (Vivre dans le mépris
des plus forts exige une bien grande tension des forces intérieures.) En
apprenant la grande nouvelle, il hocha la tête.
    – Méfiez-vous. Qui penses-tu informer ?
    – Kostrov ? Je suis contre, catégoriquement. Avoir
tenu à Moscou jusqu’à l’année dernière est un fameux brevet de lâcheté, tu peux
m’en croire.
    Rodion lisait sur le seuil de la maison à Kourotchkine. Avélii
se mit près de lui, le prit affectueusement par la taille, lui parla à l’oreille.
Et ils se regardèrent, riants, les prunelles pleines d’étincelles… Elkine, au
trust des pêcheries, remplissait un tableau-formulaire long d’un mètre, divisé
en soixante-cinq colonnes.
    – En signe de fête, dit-il, je mets ici le coefficient
maximum. Je calculerai demain combien de tonnes de poisson j’ajoute ainsi à des
prévisions superflues. L’embêtant c’est que je risque d’attirer une
gratification au directeur…
    La journée finissait. Avélii descendit vers les Eaux-Noires
et se fit transporter sur l’autre rive par le passeur, déporté-spécial, qui, tout
en ramant murmurait des choses d’une voix doucereuse, coupée de soupirs :
« Ainsi, mon fils, c’est ainsi, tak-to… » L’autre rive était plate à cet endroit ; l’on avait devant soi la ligne
lointaine des bois, au nord, échancrée en son milieu par une trouée vers l’illimité.
Plus loin, très loin, la mer, les glaces. Avélii marcha à la rencontre de l’espace.
Des mésanges étonnées descendaient du ciel pour se poser à quelques pas de lui,
le voir passer, s’envoler à son approche, décrire au-dessus de sa tête de
vastes courbes et de nouveau l’attendre dans l’herbe, comme pour le guider. Il
leur fut reconnaissant de n’avoir pas peur de lui et de si bien deviner le
chemin qu’il suivait sans le connaître. Elles l’entouraient de légères
présences bienfaisantes. Il allait, les épaules hautes, les poumons gonflés, plus
une seule image dans les yeux, plus rien devant lui que la réalité de la terre
et de l’espace, teintée d’allégresse. Et tout à coup il chanta, émerveillé de
sa propre voix, un chant de Géorgie dont les paroles n’avaient jamais eu pour
lui un sens précis, mais qui était de mâle puissance et de tristesse, avec des
éclats de joie pareils à des coups de cymbales.
    Il ne revint à la ville que la nuit tout à fait tombée. Il
logeait dans un grenier, au-dessus d’un magasin vide où les courses nocturnes
des rats faisaient la nuit un bruit de billes roulées sur les planchers. La bâtisse
vermoulue s’enfonçait dans la terre. Une famille y habitait la cave dont les
fenêtres, aux carreaux fendus, maintenus par du mastic, paraissaient couvertes
de grosses toiles d’araignées. Une lueur rougeâtre y transparaissait. Il ne
restait du perron que deux marches, les

Weitere Kostenlose Bücher