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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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saisissement. Une quinzaine de femmes stagnaient encore dans
la boutique que leurs regards en vrille parcouraient maléfiquement en tous sens.
La planche à pain béait, vide, et il ne restait devant Varvara qu’un petit tas
de rognures, de quoi faire une livre et demie, tout au plus, couvrir deux
cartes, satisfaire deux êtres…
    – Y avait pourtant le compte, dit Miorzly d’une voix
rauque.
    Varvara répondit :
    – Il me semble… Nous avions bien compté… mais il manque
un pain de sept livres.
    Le gérant se parlait tout bas devant ses planches désolées.
    – Citoyennes, y en a plus. Moi, j’y suis pour rien. J’vous
donne ce qu’on m’apporte. Vous passerez hors tour la fois prochaine.
    La fois prochaine ? Quand ? Et qu’est-ce qu’on
mangera ce soir ? Et demain ? Le pain n’arrivait que deux fois par
semaine, irrégulièrement. Le groupe indistinct des bandeaux blancs, noirs et
rouges, des châles, des épaules maigres, droites ou cassées, voûtées, à jamais
inclinées, oscilla un moment sur place comme s’il eût été sur le point d’éclater
en pleurs, cris, gestes insensés ou de s’écrouler sur lui-même, sans force, en
tas de loques. Il s’en échappa des récriminations sans courage, car elles se
sentaient vaines. Ah, quand finira cette vie-là ! Les voleurs de pain, voilà
ceux qu’y faudrait fusiller…
    – Où qu’t’avais les yeux, Miorzly, malfaiteur public, quand
est-ce qu’on t’foutra en prison pour t’apprendre ton métier !… Tais-toi, Klavdia,
ça sert à rien d’gémir et d’gueuler ! Ça finira avec l’plan quinquennal
quand on s’ra tous sous terre !
    Miorzly s’emporta :
    – Assez d’agitation contre-révolutionnaire, citoyennes !
Un peu de conscience !
    Il déboucha de derrière son comptoir et marcha sur les
femmes. Le groupe moutonnant roula vers la porte, s’y étira, piétina un moment
dehors, se disloqua lentement dans la froide lumière du jour. Miorzly ferma les
volets, mit les barres de fer – bien inutiles – aux doubles portes… il s’expliquerait
ce tantôt à la Direction du ravitaillement. Qu’ils m’arrêtent si ça leur plaît,
après tout, merde ! Je ne serai pas plus mal nourri, bûcheron dans un pénitencier,
– on en sort même paraît-il, avec des récompenses… (Mais il avait des enfants.)
Des recoupements compliqués, totalisant une foule d’observations si ténues qu’inexprimables,
complétés par l’intuition, achevés par une télépathie terriblement précise, firent
soudainement la lumière dans son cerveau : le charretier ! Le charretier
était entré, la dernière boule entre les mains, parlant très haut, la veste
déboutonnée, – et le pain, il l’avait remporté, le salaud, dans les pans de sa
veste. Rien de prouvable dans tout ceci, n’empêche que de cette certitude se
dégageait un besoin de meurtre, tout à fait physique. Attends un peu, saligaud.
    Miorzly trouva le charretier au cabaret sans nom, le plus
pauvre de la ville, celui qui est au coin de la ruelle du Parricide, dans les
dernières maisons, aux confins de la lande. Un toit vermoulu, une façade grise,
les bords des fenêtres noircis en haut par des fumées d’incendie, l’enseigne
verte, posée de guingois, criant seulement : BIÉRE. Au plafond bas pendait
une lampe à pétrole. Des hommes en casquette accoudés à toutes les tables
buvaient et fumaient dans la clameur étouffée de leurs propres voix.
    – Viens, Vania, dit calmement Miorzly au charretier
accoudé sur une table, la veste déboutonnée au col, tête nue, une forte tête
rousse. Viens pour une affaire…
    Le charretier acheva son verre, paya et ils sortirent.
    – Qué c’qu’y a ?
    Il le savait bien.
    Ils firent le tour de la maison. Finie la ville. Le
crépuscule traînant sur le sol caillouteux, plat jusqu’à perte de vue, se
vidait de lumière de seconde en seconde. Miorzly s’arrêta et fit face au
charretier, poitrine contre poitrine, avec un calme d’abatteur de bêtes ou de
justicier.
    – C’qu’il y a ? Voleur, vermine, salaud, fils de
chienne, t’oses le demander ? Ôte ta veste, j’m’en vais te casser toutes
les dents.
    – Méfie-toi, dit le rouquin, tranquillement, en
reculant d’un pas pour tirer sa veste, c’est p’t’être bien moi qui vais te
mettre la gueule en compote, engraissé-aux-frais-du-peuple, cul-de-bourgeois, bouffe-le-pain-des-autres,
fils de putain…
    Ils s’éloignèrent encore un peu de la

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