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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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perçut l’outrageante insinuation. Ses narines se
pincèrent comme devant une puanteur trop forte. Attention, se surveiller, ne
pas lâcher un mot de trop.
    – Citoyen chef, je suis communiste de guerre civile, blessée
à dix-huit ans au front d’Orenbourg. J’espère que cela vous suffit.
    – À mon grand regret, non.
    – Je ne vous dirai rien de plus… Voulez-vous signer, s’il
vous plaît…
    Varvara présentait au bouddha son laissez-passer, un petit
rectangle de papier vert, sur lequel on marquait à l’entrée l’heure exacte de la
venue : pour sortir de la Sûreté, il fallait le remettre, signé, estampillé,
au factionnaire. Ce geste signifiait : Arrêtez-moi ; si telle est
votre intention, je vous montrerai le cas que je fais du pain. Le bouddha signa,
mit son cachet.
    – L’instruction suivra son cours, citoyenne.
    Kostrov sortait du cabinet voisin, celui du sous-chef, l’air
ennuyé, le teint jaune. Non, ça n’allait pas. Le cœur, Varvara Platonovna. Et
puis, qu’est-ce qu’ils me veulent ? Je crois qu’ils sont en train de
monter une affaire de sabotage avec cette histoire idiote des douze cents
cahiers.
    … Kostrov travaillait à la section de l’enseignement du
soviet. Son chef, un matin, lui fit part de la réception de douze cents cahiers
d’écolier promis depuis l’automne par Moscou. Événement considérable. Vous en
mettrez le tiers en réserve, le reste à distribuer sur l’heure aux écoles. Il y
aurait à peu près deux tiers de cahier par élève pour la saison… Kostrov dressa
les bordereaux et assista lui-même à la distribution des paquets, sans que l’idée
lui vînt d’en ouvrir un. Ils arrivaient du centre sous l’emballage de la
papeterie nationalisée le Flambeau. Trois
jours passèrent. Kostrov dépistait sur le marché, dans la foule des vendeurs de
vieilleries, parmi les diseuses de bonne aventure et les faiseurs de tours, de
petits vendeurs de cahiers : mais ils connaissaient sa démarche appuyée
sur une canne, son air d’officier vieillissant, atteint de la jaunisse. À son
approche, ils filaient. « La spéculation se joue de moi, pensait Kostrov, et
elle fait bien. » Il apercevait, au-dessus des têtes, un ciel de nacre
transparente. Il revint au bureau où il n’y avait rien à faire, rien d’utile du
moins, le projet de réorganisation des écoles pour l’année suivante n’étant de
toute évidence, qu’une vaste blague. L’année suivante, le directeur actuel de l’Enseignement
serait nommé ailleurs ou mis en prison. Son successeur n’aurait cure d’un
avenir périmé avant de naître. Il commanderait d’autres projets conformes à d’autres
directives. Cette fois le directeur de l’Enseignement attendait Kostrov en
fumant rageusement, dans la petite pièce surchauffée où sa place était
généralement vide. Il lui jeta un regard étrangement courroucé, releva
brusquement d’un revers de main la visière de sa casquette et :
    – Vous m’en avez fait du propre, Mikhaïl Ivanovitch !
Le Comité du parti m’engueule. L’affaire est à l’étude au Service spécial.
    – Quelle affaire ?
    – Les douze cents cahiers, que le diable les emporte et
vous avec. Les avez-vous regardés ?
    –… Non.
    – Eh bien, regardez-les.
    Sorti en coup d’ailes de la serviette du directeur, un mince
cahier claqua sur la table. En effet, un cercle ovale se détachait sur la
couverture rose et, dans ce cercle le portrait d’Alexis Ivanovitch Rykov, ex-président
du Conseil des commissaires du peuple, commissaire du peuple aux P.T.T. en
fonctions, ex-membre du Bureau politique, membre du Comité central, leader de
la droite qu’il désavouait sans se lasser dans les congrès, ami de Mikhaïl
Ivanovitch Tomski, ex-leader des Syndicats, qui le désavouait à toutes les
tribunes (mais c’était, – qui pourrait en douter ? – pour lui garder une
plus sûre fidélité), ami de Nicolas Ivanovitch Boukharine, rédacteur aux Izvestia, qui le désavouait également, désavouait
Tomski, désavouait sa propre doctrine de la veille, mais à coup sûr pour leur
demeurer dévoué dans le secret de son âme… Au verso de la couverture, des
phrases choisies de Boukharine et Rykov rappelaient la mission de l’école
soviétique, la grandeur d’une culture socialiste, la sagesse de Lénine et d’Engels.
À la dernière page, table de multiplication. – Le directeur avait une face grêlée,
un nez camus, de petits yeux

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