Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
maison, côte à côte, scrutant
le sol pour qu’il ne s’y trouvât ni bouteilles cassées, ni trous, ni grosses
pierres, – et, tout à coup, sautèrent l’un sur l’autre, s’empoignèrent, se
nouèrent frénétiquement, le souffle brûlant, coupé de murmures où revenaient
toujours les mêmes injures. Chien, putain, chien, putain, chien… Les poings
battaient sourdement les chairs ramassées, où bondissaient les muscles, où la
rage emportait la douleur. Le charretier tentait de dégager sa main droite, pour
qu’elle allât chercher dans sa botte une bonne lame finlandaise, – mon couteau
dans tes tripes, fils de putain, ah, on ne peut plus voler, ah, on doit plus manger,
les gosses y n’ont qu’à crever, chien ! Miorzly, tous les membres lucides
dans le corps à corps, veillait avec une prodigieuse sagacité sur cette main
lancée vers le meurtre qu’il attrapa au vol, plaquée sur sa figure, les doigts
visant les yeux et qu’il mordit si fort que ses mâchoires, crispées sur des
chairs broyées, se soudèrent. Sa tête s’emplit d’un goût de terre, de sang, de
tabac, de sueur chevaline et il haleta. Alors, le charretier, de la gauche, réussit
à lui écraser le sexe. Sous la double douleur, ils se dénouèrent, presque
surpris de se détacher l’un de l’autre. Le charretier s’affaissait. On ne
frappe pas l’homme à terre, mais on peut frapper l’homme qui tombe avant qu’il
n’ait touché terre. Miorzly lui envoya son talon ferré dans les gencives, si content
d’entendre craquer les dents cassées, comme du verre pilé, que sa douleur à l’aine
se transforma en une rouge chaleur… Tout ceci se fit très vite, sans avoir d’importance
réelle. Le froid de la nuit tira le vaincu de sa prostration. Il revint à son
taudis, marchant tout de même plus droit qu’un homme ivre. Ania, sa femme, lui
couvrit les plaies d’onguents apportés par une vieille voisine qui connaissait
les formules des guérisons. Sur les petites blessures, il est bon d’appliquer
des toiles d’araignées. Les fientes et les urines (surtout les urines des
femmes enceintes) ont de précieuses vertus curatives. Des algues apportées de
la mer, séchées puis macérées, sont bienfaisantes pour les gencives. Mais le
principal, c’est…
    – Ania, mon âme, expliquait la vieille, ne t’en fais
pas… Si la lune se lève ce tantôt, ma colombe, ton homme sera sur pied. Je
connais une parole merveilleuse, mais il faut la dire à minuit, au clair de
lune, il faut que pas un nuage ne la trouble. Donne-moi une mèche de ses
cheveux.
    Le charretier geignait. Son visage, dans la lueur jaune de
la chandelle, était boursouflé et plaqué de taches violacées comme celui des
noyés. Ania le contemplait avec amour, car les petits dormaient, gavés, elle-même
n’avait plus faim, il restait du pain pour deux jours et elle en comprenait le
prix. Pourvu qu’on ne lui prît pas l’homme pour l’envoyer Dieu sait où, dans
ces camps d’où l’on doit revenir dans deux ans, trois ans, mais en revient-on
jamais ? Mon Dieu, protégez-nous, délivrez-nous. Ania soulevait à deux
mains la grosse tête meurtrie pour que la vieille versât de l’eau-de-vie dans
la bouche tuméfiée. L’alcool brûlait horriblement les plaies, mais réchauffait
un corps puissant. Le charretier rouvrait ses paupières bleuies, regardait
tendrement les deux femmes et murmurait encore :
    – Chien, putain, fils de chienne, t’ouvrir les tripes…
    Ce n’était pas grave. La tête et les main bandées, il
conduisit, dès l’aube du lendemain, sa charrette à la scierie, – car le clair
de lune avait été rayonnant un peu avant minuit.
    … Varvara, convoquée au Service spécial, fut reçue par un
Fédossenko pareil, derrière son bureau, à un bouddha revêtu de l’uniforme de la
Sûreté. Son crâne luisait.
    – Asseyez-vous.
    Le bouddha continua de remuer des feuilles et, négligemment,
sans lever la tête ; la regardant par en-dessous :
    – Qu’est-ce que cette histoire de pain volé dans votre
magasin ?
    – Je n’en sais rien. Le gérant n’est pas un voleur, j’en
répondrais.
    Le bouddha, renversé sur le dossier de son fauteuil, fut
moins imposant, mais plus gras : goinfre et mâle écœurant. Deux courroies
de cuir en travers de la poitrine, un nouvel insigne au-dessus de la poche
gauche de la tunique. L’accent indéfinissable.
    – Je sais, citoyenne, que le gérant n’est pas un voleur.
    Varvara

Weitere Kostenlose Bücher