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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Ivanovitch, j’ai rencontré des
ouvriers de la tannerie. On ne les a pas payés depuis six semaines… La ration
de lait de l’atelier insalubre, ni vu ni connu. Ils ont travaillé trois jours
de repos sur cinq ce mois-ci, parce que le programme de la production mensuelle
n’avait pas été achevé. Sais-tu ce qu’a répondu le secrétaire du parti quand on
lui a dit qu’on n’en pouvait plus ? Il a dit : Pour les fainéants on
trouvera de la place dans les brigades pénitentiaires. Tu l’entends ? »
    La vaillance s’éteignait dans l’âme de Kostrov au bout d’une
heure de fatigue. Il s’allongeait sur son lit, tendait le bras gauche en
arrière, captait entre ses doigts la fraîcheur du fer, au dossier du lit.
    – Passe-moi une cigarette, Rodion. Ne te hâte pas de
conclure. Le parti…
    – Quel parti ? Le leur ? Le nôtre ?
    Kostrov fit un geste las, lâcha quelques bouffées de fumée
grise au plafond. Mauvais cœur.
    – Rodion, nous sommes presque tous chômeurs, c’est
significatif. J’ai rencontré Varvara au Service spécial : on l’inculpe
dans une histoire de vol de pain. Moi, dans une affaire de sabotage… Ils ont dû recevoir des instructions : monter
des affaires contre nous à la veille du congrès…
    Entre eux, l’échiquier au coin de la table, Rodion poussa
brutalement le pion noir. Perdre la tour blanche. Entre eux, les mondes : chacun
le sien. Cinq semaines sans lettre de Ganna : désormais pour Kostrov ce
silence devenait de mauvais augure. Ils coupent la correspondance. Le Malingre, avec ses orbites creuses, sa tête de
demi-mort, ses courroies sur un thorax vide jouait du cavalier noir.
    – Ça va mal, mal.
    Kostrov était plein de pressentiments. Rodion ne pensait
plus à lui, ni aux échecs ni aux thèses, Rodion flairait l’approche des
souffrances, des plaines, des fleuves, des espoirs, du risque, – il le faut, il
le faut…
    Le groupe se réunit chez Elkine en fin d’après-midi. Accroupie
dans l’enclos, Galia nettoyait une casserole avec de la terre ; et elle
surveillait les approches de la maison. Par moments, elle chantonnait, puis
elle pinçait les lèvres, préoccupée. Qu’est-ce qu’ils ont à délibérer avec
cette exaltation dans les yeux ? Toutes les fois que les voix des hommes
deviennent sonores et que les regards brillent, cela finit par du malheur… C’est
même ainsi dans l’amour : qui aime trop s’oublie, tout à coup, lève un
couteau, s’en va la nuit par la route noire. Les vieilles femmes vous disent
ensuite : « Il lui fallait trop de bonheur sur la terre, il a fait le
fier, il a fait son petit raffut, une deux et le diable l’a bouffé tout cru… Tu
peux préparer tes larmes, te voilà grosse. » Galia leur répondit en
elle-même, avec un petit rire acide : « Vous le regrettez bien, eh, sorcières,
le temps où vous faisiez l’amour ! » Dimitri, le Sien, ne l’aimait
point trop, n’était-ce pas elle qui l’aimait trop, n’osant pas le dire, lui
disant même, pour le taquiner : « Vrai, je ne sais pas si je t’aime, je
me suis laissé faire parce que je m’ennuyais… » ? Tout son visage
criait le contraire, et elle le savait et elle en était contente. L’aimant trop,
elle ne s’en irait pourtant jamais, comme une chatte fuyant par la route noire ;
– c’est toi qui partiras, Mitia, quand on t’appellera inexplicablement et la
terre sera vide… Elle ravalait des larmes ni frottant la casserole avec rage. Il
faudrait vivre plus courbé que l’herbe, plus silencieux que l’onde. Galia se
rapprocha du corridor, prêtant l’oreille. Elkine parlait d’un ton allègre de
choses incompréhensibles, récolte globale, thèses de Molotov, Société des
Nations, Internationale, Aleanza Obrera…
    Les cinq discutaient les messages. Ryjik présidait, Varvara
servait le thé, Avélii dessinait des oiseaux sur un journal plié en quatre, Rodion,
assis un peu à l’écart sur le lit, se tenait le genou dans les mains nouées et il
avait à dire une chose grave, qu’il fallait dire, mais qui ne passait pas sa
gorge. Il fallait qu’il s’accusât, sans avoir fini de se juger, se donnant
raison contre tous, oui, raison, certainement coupable pourtant. Ses mâchoires,
soudées se dessoudèrent d’elles-mêmes :
    – Je demande la parole.
    Sans regarder personne, distinctement, Rodion parla, et
Varvara, interdite, posa la théière sur les coupures de journaux, Avélii barra
d’un trait noir

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