S'il est minuit dans le siècle
vous sentez-vous en général ?
Le cœur ? Cette affaire des douze cents cahiers est très embêtante, vous
le comprenez vous-même. Le C.C. et le Conseil spécial de la Sûreté viennent de
nous adresser des circulaires prescrivant la plus grande vigilance dans la
lutte contre la propagande insidieuse de la droite… et de la gauche, bien
entendu, Kostrov… Enfin, je tâcherai d’arranger ça… Dispensez-vous toutefois de
revenir au Service de l’Enseignement, vous êtes congédié, vous comprenez… Cherchez-vous
autre chose…
– Un emploi de veilleur de nuit par exemple ?
Le Malingre parut ne point remarquer l’ironie :
– Non, les veilleurs de nuit sont armés ; condamné
en vertu de l’article 58 vous ne sauriez être autorisé à porter des armes…
Kostrov franchit la porte, très droit, mais avec le sentiment
de chanceler. « Ils tendent leurs filets, c’est clair, je suis fichu, – ils
tendent leurs filets… » Varvara lui offrit providentiellement ses yeux où
flottaient depuis quelque temps des points clairs : une touche de grâce
embellissait son visage lisse de pâtre mongol (trace lumineuse d’un autre
visage qu’elle avait en d’autres heures, épuré, inondé de sourire, connu d’Avélii
seul…) Kostrov lui prit le bras, dans la rue, avec une sorte de reconnaissance,
comme il lui eût dit : Je vous remercie d’avoir ces yeux clairs, ce cou
mince, de porter en vous je ne sais quelle joie. Il murmurait :
– Qu’il fait bon, Varvara Platonovna.
Tout entière à son bonheur secret, lucide pourtant, elle
répondit à leur commune pensée :
– Ils ont l’air de nous creuser une trappe. Tenons-nous
prêts.
Seul devant sa fenêtre, Kostrov se jouait d’intéressantes
parties d’échecs. Capablanca contre Lasker : Capablasker, disait-il avec
le poète. Un corbeau venait se poser, dehors, sur l’appui, tout contre le
carreau et considérait longuement le joueur de son petit œil rond, perle noire
entourée d’un mince cercle de corail. Cette partie ne serait jamais finie… Le
pas de Rodion montait sur les planches du perron.
– Explique-moi, demandait Rodion, la différence entre l’économie
naturelle et la féodalité.
Pour mieux écouter, il s’accoudait, le menton dans la main. Entre
eux, l’échiquier. Kostrov se réveillait, un tout autre Kostrov, dont le teint
cireux et les traits tristement épaissis retrouvaient une apparence de jeunesse.
Il parlait mieux qu’il n’eût fait à un cours, il parlait comme il ne pensait
plus depuis longtemps, fatigué de lui-même, ayant renoncé aux découvertes… Il s’apercevait
d’un écart singulier entre ses connaissances et la vie, maintenant que, pour un
jeune copain attentif, il devait dire les choses en termes vivants… Rodion
interrogeait inlassablement. Quel est le rapport entre le psychologique et l’économique ?
Ainsi l’art, ainsi l’amour… » Kostrov ouvrait de vastes digressions, se
levant pour dire une strophe de Pouchkine, raconter le grand amour de Lassalle,
définir le type lassallien du révolutionnaire, imbu de socialisme scientifique,
mais encore individualiste et romantique ; marqué par ses origines bourgeoises.
Et tout à coup, éclairé par une audace, il faisait faire sur l’échiquier, au
cavalier blanc menacé par le fou noir, un pas extravagant qui chambardait les
deux parties classiques comme un séisme en profondeur. Regarde, Rodion ! Capablasker
n’est plus un génial imbécile en proie aux combinaisons mathématiques : il
est devenu fou, il va gagner des deux côtés à la fois, on n’a jamais vu ça, c’est
à cause de toi ! Rodion, concentré, accueillait dans ses yeux un regard
affectueux. Mais l’art, Kostrov, l’art ?
– L’art puise ses origines dans la répétition gratuite
des gestes du travail… Plékhanov a dit, sur les observations ethnographiques de
Morgan… Les danses des primitifs évoquent la chasse et la guerre qui est aussi
un travail… (C’étaient des vérités apprises dans les livres, exactes comme les
séries des deux parties classiques)… L’œuvre d’art, Rodionitch, commence au
geste que l’on esquisse pour communiquer l’émotion, – et la pensée commence à l’émotion.
Tu es devant un paysage, il y a quelqu’un près de toi, tu tends la main ; tu
dis vois, car tu voudrais donner ce que tu
vois, et c’est le commencement de tout : tu es peintre, poète, romancier, sculpteur,
dramaturge, tu es un homme qui
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