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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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bleue – je
suis sorti après l’averse, j’ai marché sur l’argile rouge, marché, le cœur amer,
les poings méchants j’étais en rogne contre l’univers. C’étaient déjà les
mauvais jours, je sortais de prison, – et j’ai aperçu les fougères. Il m’a
semblé qu’elles venaient de jaillir de terre, d’un seul élan, pendant la pluie
tropicale. Hautes et flexibles comme toi, Galia, les fougères se déployaient en
éventails, avec leurs milliers de petites feuilles parfaites. Fières, comme toi,
ma Galia. Et comme toi, elles ne savaient pas qu’elles étaient parfaites, qu’elles
naissaient du soleil et de la terre. J’ai craché sur mon amertume, j’ai compris
que j’aimais la terre. Galia, tu es ma fougère du Nord. Galia, tu as les ongles
parfaits, les dents parfaites, les bouts des seins parfaits, de toutes petites
étoiles parfaites dans les prunelles. Galia, j’aime tout quand je te touche. Ces
eaux noires, ces landes stériles, ces bois, ces roches, la terre verte et
cruelle, ce pullulement d’hommes sur la terre, – où nous n’avons pas fini de
nous battre, – j’aime les gens, même ceux que je déteste, tous, jusqu’aux
derniers, jusqu’aux salauds que j’écraserais comme des vipères, j’aime les
vipères, Galia, parce que tu es ma joie. Comprends-tu ?
    Elle comprenait mieux les mains posées sur elle, les yeux
éclairés du dedans.
    – Non, tu ne comprends pas. Tu es simple comme les
fougères et tu ne peux pas comprendre les mots, comme elles. Tu es ma Galia et tu
ne peux pas comprendre. Et je ne peux pas t’expliquer. (Il eut un grand rire
câlin.) Ce serait bien inutile.
    –… Et moi, je voudrais que tu me parles, Mitia, je ne
comprendrai peut-être pas, mais j’écouterai. Essaie.
    Dimitri l’étreignait, il lui baisait les yeux, la bouche, la
nuque, il écartait une boucle châtaine pour lui effleurer des lèvres l’oreille,
– et dans ses bras le tremblement ne cessait pas. Tout au fond de lui une voix
secrète murmurait distinctement : « Adieu, adieu, adieu, adieu… »
Les eaux noires fuyaient en silence, une patine dorée s’attardait sur les
roches.

4. Les directives.
    Ce n’était pas, évidemment, une séance du Bureau politique, bien
que les principaux intéressés fussent présents, les autres ne comptant pas plus
en séance qu’en cet instant ; ce n’était pas non plus une réunion
préliminaire chez le secrétaire général puisque l’on s’était rencontrés dans
une petite salle de commission à l’autre bout du corridor. Un seul portrait, olympien
et pourtant délaissé, car il n’exprimait plus rien, – rien, – celui de Karl
Marx ; une seule couleur, le drap rouge recouvrant la table. Les murs d’un
gris abstrait…
    Le secrétaire général s’assit juste sous le portrait, le
coude sur la table et la pipe dans la main gauche, bridant un peu ses yeux d’un
brun jaune, l’expression légèrement ironique et de menues rides verticales
entre les sourcils… Il portait sa vareuse militaire de toujours. Que
préparait-il encore à la veille de la conférence du parti ? Qui
chercherait-il à manœuvrer, de la gauche écrasée pour fortifier momentanément
la droite, – ou de la droite confondue, désavouée par elle-même, pour ramener à
lui sa propre gauche – (le centre gauche, vous saisissez ?) qui commençait
à se méfier de lui ?… Qui serait visé dans ses lourdes allusions au
tranchant épais comme d’une hache émoussée ? (Ces haches-là ne tranchent
plus, elles broient.)
    – Comment vas-tu, Iossif Vissarionovitch ? lui
demanda Klim, le chef de l’Armée, d’une voix cordiale.
    – Ça va, ça va, fit l’autre avec un regard en coin, amical
et rusé. (Il considéra le foyer de sa pipe.) Le monde est peuplé d’imbéciles, mon
vieux. Difficile de travailler dans ces conditions, pas vrai ? Et toi, frère ?
    Le directeur de la Propagande, un homme jeune, au visage
rond et glabre, sous un crâne rasé, bourgeoisement vêtu d’un complet gris qui
le faisait ressembler à un dentiste américain, se fit tout silencieux, tout
attentif, car ce pouvait être là le commentaire de son commentaire d’un propos
du Chef, publié ce matin dans les journaux et blâmé sur l’heure, par téléphone.
Le haut-commissaire à la Sûreté, tout près du secrétaire général, avait un peu
reculé sa chaise, peut-être pour croiser plus commodément les jambes, peut-être
pour indiquer la volonté d’effacement

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