S'il est minuit dans le siècle
fait sauter ses frontières, tu vis, car vous
êtes deux à vivre… Le plus beau paysage attriste quand on le voit seul : alors,
il faut penser aux hommes…
– J’y pense toujours, dit doucement Rodion. Je n’ai
même plus besoin d’y penser, ils sont toujours là… Ceux qui valent la peine de
vivre, naturellement.
Leurs entretiens se déroulaient dans une étroite chambrette
aux parois peintes en bleu de mer, proprement tenue. Kostrov vivait chez un
pêcheur de la secte des vieux-croyants sans prêtres. Le bois de la fenêtre
encadrait des bouleaux blancs, un morceau de maison en troncs d’arbre couleur
de cendre, une bordure de ciel. Kostrov ne touchait pas aux images pendues dans
l’angle de la boiserie, à son chevet : une Vierge à l’enfant de Souzdal, un
Kalinine découpé dans un illustré, collé sur du papier rouge et figurant ainsi
le plus finaud des saints. Rodion s’en allait, chargé d’idées, répétant dans son
esprit des formules qu’il brouillait, dégageant pourtant de ce magma de mots et
d’idées, une inexplicable assurance, croyant mieux savoir ce que c’est que l’art,
l’amour, la réforme agraire, l’impérialisme, sachant mieux en effet qu’il était
lui, un homme vivant, après les Gracques, les paysans de la guerre des paysans
de 1525, Lassalle, le révisionnisme de Bernstein, la victoire de la
bureaucratie soviétique… Il se lavait mieux le matin suivant, à la rivière, mangeait,
au bord des Eaux-Noires, sa croûte de pain de seigle avec un oignon et méditait,
accroupi au soleil dans une chaude anfractuosité de roches. De grandes
résolutions mûrissaient en lui, « car ils se trompent tous, les camarades,
ils n’osent pas penser. L’époque exige que nous ayons le courage de juger. Que faisons-nous
dans les prisons ? Qui sauvera les hommes si ce n’est le prolétariat ?
Qu’attendons-nous quand le prolétariat attend tout de nous ? »
Rodion déchiffra, lettre à lettre, une thèse de la minorité
de la gauche communiste de la prison de Verkhnéouralsk, recopiée par Ivanov au C.C.D.S.,
camp de concentration à destination spéciale de la presqu’île de Kola. Rodion
connut les résumés du Bulletin de l’opposition, reconstitués
là-bas par Ivanov, d’après le carnet mental de l’ingénieur Botkine. Ce fut
Rodion qui apporta à Kostrov ces lueurs insidieuses, mais aveuglantes. Ce fut
Mikhaïl, Ivanovitch Kostrov, professeur d’hist-mat., matérialisme historique, auteur
de travaux sur le régime de la propriété en vieille Russie kiévienne et sur la
question agraire dans la révolution chinoise (Chansi, Houpéi) qui, délaissant
la tour blanche aux prises avec la reine noire, inquiétée par un pion noir, surveillée
par le cavalier noir, la tour blanche traquée sur l’échiquier sans issue, se
prit le menton dans la main pour écouter Rodion, Rodion aux yeux agrandis par
leur éclat, qui se levait, marchait d’une paroi à l’autre, s’adossait aux
faïences du poêle froid, énonçait, en s’accompagnant d’un geste court.
– Arrêter la collectivisation ruineuse, ne maintenir
que les kolkhozes pourvus d’une base technique suffisante, à bon rendement, rétablir
la circulation des marchandises, renoncer au gigantisme dans l’industrialisation…
– Ah, oui. Considérer la main-d’œuvre comme d’une
importance égale à l’outillage… Remédier à sa détérioration par le surmenage et
la sous-alimentation…
– En somme, dit Kostrov, pensif, la minorité de
Verkhnéouralsk ne pousse pas son argumentation jusqu’au bout : elle n’ose
pas conclure que le vieux parti bureaucratisé est fini pour la révolution et
que le moment est venu de penser à tout recommencer…
Rodion se retint de crier : « Moi, j’ose ! »
– C’est ça, dit-il, en marchant dans la chambre, lourd
et leste ainsi qu’un ours dans sa fosse, écoute, Mikhaïl Ivanovitch, il est
temps de comprendre…
Il ouvrit les mains, qu’il avait épaisses et calleuses, aux
doigts courts, pour mettre là, entre eux, l’évidence :
… Ils ne peuvent pas
nous laisser vivre ! Ça ne peut pas continuer… C’est nous le nouveau parti,
même si nous n’osons pas le vouloir. Ils le savent mieux que nous. Ils doivent nous
faire pourrir dans les prisons. Quand ils auront bien compris ce qu’ils font, ils
se mettront à nous fusiller. Tous, je te le dis. Ce sera la terreur noire. Comment
nous laisser vivre ?
« Écoute, Mikhaïl
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