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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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qui ne lui permettait de parler ici qu’interrogé :
il avait alors une voix basse, singulièrement persuasive, qui disait toujours
des choses d’une extrême importance comme : Je
réponds de tout. – Avec soixante mille travailleurs des camps spéciaux ce sera
fait en deux mois. En fusiller quatre ou cinq, pas plus. Ces renseignements
proviennent d’un rapport de l’Intelligence
Service communiqué à la Couronne… C’était un homme d’esprit moyen, un
peu pâle, grisonnant aux tempes, le visage plutôt ouvert, le front grand, l’air
triste et réfléchi ; avec une petite moustache en brosse au-dessus des
lèvres qui rappelait qu’il se rasait, comme tout autre, chaque matin, se regardait
dans un miroir comme tout autre, désirait probablement comme tout autre une
femme ou des femmes, vivait en un mot de la vie ordinaire lui aussi. Il eût pu
dire doucement, d’un ton détaché, sans y insister du tout : « En
somme, je n’existe pas. Je suis la septième circonvolution cérébrale du Comité
central. Je suis l’œil et la main du parti. La main qui fouille. La main qui
tient les menottes. La main qui verse le poison. La main qui tient le revolver
au service de la révolution. » Et s’il ne le disait pas, n’en ayant pas l’occasion,
tout son maintien l’exprimait, jusque dans sa démarche de militaire discret, ombre
des grands sur lesquels il veille nuit et jour, ombre redoutable sur les
subordonnés qu’il commande au nom du péril et du salut, ombre fatale sur les
captifs qu’il achemine vers leur destin au nom d’un avenir magnifique…
    Le chef du gouvernement fronçait des sourcils pauvres dans
un visage dur et malgracieux : front trop bombé, lorgnons trop brillants. Son
crâne était en boule, posé d’aplomb sur un faux col blanc. Le gros diplomate
ridé, pareil à un très riche diamantaire d’Anvers, à un banquier de la City
certainement apparenté aux Rothschild, à un banquier de n’importe où, peut-être
éminent, excellent, sentimental, épris d’art, – peut-être odieusement égoïste, endormi
dans sa compétence, avec une toute petite chandelle spirituelle allumée devant
son coffre-fort, – le gros diplomate qui avait été un révolutionnaire hardi, versé
dans la théorie et capable, pour sauver les bank-notes du parti, d’aventurer
son cou trop court jusque sous une potence impériale, dit en ouvrant sa
serviette :
    – Les Dounganes du Sinkiang méridional ont reçu six
mille fusils japonais… Climentii Efremovitch, je vous conseille d’envoyer
quelques avions au général Ma… Nous ne devrions pas laisser couper la route d’Ouroumtchii,
indispensable à notre contrebande…
    Climentii Efremovitch, commissaire du peuple à la Défense, ajusteur
de son premier métier, le plus robuste de ces ministres, corpulent, rougeaud, la
chevelure coupée en brosse, drue et grise, ne pensait à rien. Les doigts posés
à plat sur le rebord de la table, il regardait ses ongles aux lunules bien
découpées. Les lunules, dit-on, indiquent quelle est la réserve des forces
vitales de l’organisme. Une revue française a publié une étude là-dessus, je la
ferai demander au docteur Lévine. Quoique, au fond… « En tout cas, je ne
transigerai ni sur le ciment ni sur l’acier pour la voie stratégique
Baïkal-Nord. » Ouroumtchii, Dounganes, Turkestan chinois, Mongolie extérieure,
Mongolie intérieure, fortification de l’Amour, base sous-marine de Vladivostok,
nouveau camp de travail spécial du Kamtchatka, rapport de l’attaché militaire à
Berlin, comment souffler avant huit heures du soir ! Et des lunules d’ongles
amincies…
    – Maxime Maximovitch, je n’en ferai rien ; cette
question est politique, soumettez-la au bureau…
    Sur les yeux, roux à cet instant, du secrétaire général les
paupières cillèrent, et deux ou trois autres têtes de beaucoup moindre
importance marquèrent imperceptiblement le coup : le théoricien, directeur
de la Propagande, chargé de l’élaboration des thèses idéologiques à la veille
des tournants, conférences, congrès, guet-apens intérieurs du parti, – le
spécialiste de l’agriculture qui seul savait l’étendue de certains désastres secrets
qu’il réussissait à camoufler en quasi-victoires, – le Géorgien de l’industrie
lourde, – hanté par des problèmes de machinisme, – tous les trois se dirent
avec trois nuances de satisfaction mêlée d’inquiétude, « Bon, ça va barder,
cette

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