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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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des ailes éployées, Ryjik devint de pierre, Elkine se balança
sur sa chaise, l’air mauvais…
    – Je crois que j’ai commis une faute. Je pense que j’ai
bien fait, mais c’est une faute tout de même. Moi, j’ai confiance en lui, mais je
n’avais pas le droit de le faire, je le sais. J’ai enfreint la discipline du
groupe. Je me soumets d’avance à votre décision, j’ai tort mais je sais que j’ai
raison. Vous comprenez. Voilà.
    – Qu’est-ce que tu nous racontes, imbécile ? s’emporta
Elkine. Éclaire ta lanterne. Qu’est-ce que tu as fait ?
    Rodion s’aperçut qu’il ne l’avait pas dit, que ça restait
dans sa gorge. On croit dire et on ne dit pas, on veut dire et on ne peut pas… On
doit. Nettement :
    – J’ai parlé des messages à Kostrov, il est isolé, il
est des nôtres, vous êtes injustes envers lui. Je n’ai parlé que des idées. J’ai
tort, mais je ne le regrette pas, c’est seulement du point de vue de la
discipline…
    –  Ainsi, fit
sourdement Ryjik. ainsi…
    Ce seul mot fit apparaître dans cinq têtes quelque chose d’obscur,
contre quoi l’on ne pouvait plus rien. Rodion comprit. La barque chavire et c’est
le bain, l’écume dans la bouche, l’asphyxie. L’éternité souriait du ciel l’instant
d’avant, cet instant est à tout jamais fini. Crève. Ce fut un lourd moment. Varvara
commença une phrase inutile que personne n’entendit. Ryjik mesurait
implacablement des conséquences…
    – Quand lui as-tu parlé, Rodion ?
    – Il y a sept jours.
    Elkine continuait à se balancer sur sa chaise, mais en
sifflotant entre ses dents… La chaise tomba bruyamment sur le plancher ; d’un
verre renversé le thé ruissela sur les journaux, Elkine, dressé, lâcha un
énorme juron. Il avait frappé Rodion en plein visage et Rodion, péniblement, reprenait
son équilibre, les coudes aux genoux, les deux mains sur la figure, respirant
bruyamment. Elkine se laissa tomber près de lui sur le lit, avec le même
mouvement des mains pour se couvrir le visage, la même respiration essoufflée. Un
peu de sang au dos de la main.
    –  Ainsi, dit de
nouveau Ryjik, ainsi.
    – Elkine, tu t’es conduit impardonnablement. Comme une
brute… Nous sommes d’accord là-dessus et toi aussi. Sur l’infraction à la
discipline commise par Rodion, le groupe se prononcera plus tard. Je crois qu’il
n’y a plus grand-chose à faire… Montre ton visage, Rodion. Ici, au moins, tu t’es
bien tenu… Dès ce soir que chacun prenne ses précautions : pas un papier à
la traîne, hein ?
    Rodion alla se laver dans le vestibule. Il y rencontra le
regard effaré de Galia.
    – C’est rien, Galia, on s’est un peu bousculé…
    Ses lèvres décolorées essayaient de sourire pour la rassurer.
    – Viens par ici, Rodion. Voici de l’eau fraîche.
    Elle lui tint la bassine. Il s’essuya lentement avec une
grimace triste.
    – Qu’est-ce qu’il y a, Rodion ?
    – Rien, chère… Minuit, minuit dans le siècle.
    Il ne semblait pas ivre, pourtant.
    Presque à chaque pas, Galia sentait le bras d’Elkine, qui
l’entraînait, parcouru par un tremblement. Elle observait alors Dimitri du coin
de l’œil, sans tourner la tête, et elle le sentait en proie à un grand trouble :
du dégoût de lui-même, une sale colère humiliée. Ils suivaient la rivière, tout
au bord de l’eau. Le soleil, encore haut, était un globe d’or au-dessus du bois,
sur l’autre rive ; il colorait somptueusement les roches. Galia demanda :
    – Pourquoi es-tu… (Elle retint une seconde le mot sur
ses lèvres), es-tu si dur, Dimitri ?
    – Pourquoi, Galia ? Est-ce qu’on peut être
autrement ? Il faut être un homme et pas une loque. Des loques, il y en a
bien assez sans moi, pas vrai ? Il faut se prendre soi-même avec des mains
inflexibles, se tenir ferme quoi qu’il arrive. Et ne pas ménager les autres. Alors,
on peut servir à quelque chose. Comprends-tu ?
    Il ne mettait de tendresse que dans l’inflexion persuasive
de la voix, une tendresse étouffée sans bornes, dans le tu final.
    – Je ne sais pas, dit-elle.
    Et après qu’ils eussent fait quelques pas en silence :
    – Mais, si tu veux, prends-moi dans ces mains-là. Essaie !
    Les eaux, le nord, l’espace – et Galia liée à lui, marchant
du même pas que lui, haute et souple…
    – Galia, tu es ma joie. Tu es ma fougère adorable. Une
fois, près de Batoum – c’est un pays de soleil au bord d’une mer

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