S'il est minuit dans le siècle
fois, Climentii Efremovitch se fâche… » Il ne prend plus sur lui d’envoyer
dix avions au Sinkiang, que le B.P. en décide, que les responsabilités soient
partagées. Il en a assez des petites perfidies qui consistent à le laisser
décider pour le rendre ensuite responsable, afin de grignoter son crédit…
Le secrétaire général a très bien saisi le sens de ce
colloque démonstratif à mi-voix entre le chef de l’armée et le chef de la
diplomatie. Allez-y de vos petites attaques, camarades, nous verrons bien si d’ici
dix-huit mois je ne vous aurai pas cassé les reins ou assouplis comme du
caoutchouc synthétique… Il se retourna nonchalamment de trois quarts, la pipe
en avant, plantée entre les dents, vers le camarade Yagoda, Heinrich
Grigoriévitch, haut-commissaire à la sûreté, commissaire du peuple à l’intérieur,
et pour qu’on l’entendît bien :
– Henrich Grigoriévitch, la conférence approche. La
droite et la gauche vont s’agiter dans les petits coins. Bouclez, hein, bouclez !
Et informez-moi de tout.
La gauche ne figure dans cette phrase que pour faire
contrepoids à la droite ; – et la droite n’est mentionnée que pour un ou
deux qui sont là, n’étant eux-mêmes, bien entendu, ni de droite ni de gauche, mais
dans la ligne générale… L’accent sur les mots : bouclez à son importance.
L’homme de l’industrie lourde hoche sa tête charnue et
congestionnée. « Très bien. – Très bien », murmure le chef du
gouvernement au crâne en boule lisse sur faux col blanc, celui que Boukharine a
surnommé « cul de pierre ». Et Climentii Efremovitch Vorochilov, se carrant
bien sur sa chaise, les doigts derrière le cuir solide de sa ceinture dit aussi,
nettement, car il est beau joueur et n’a au surplus rien de mieux à dire.
– Naturellement, bouclez.
Sur cette question du moins, l’unanimité est faite.
… Il va sans dire que la prochaine conférence sera de même
unanime dans toutes ses manifestations ; qu’elle approuvera « intégralement,
à fond et sans réserve », la parole du Chef ; que quinze cents mains
frénétiques l’applaudiront jusqu’à lasser sa patience souriante ; qu’un
poète Tadjik, septuagénaire tout enturbanné de soie blanche, viendra lire à la
tribune, dans une langue inconnue, l’ode au Grand Pasteur des Peuples qui les
conduit vers les vallées fleuries, ô notre bien-aimé dans les siècles ! Les
règles du jeu sont connues, aucune surprise n’est possible ; mais nul ne
saurait empêcher les mécaniciens de l’appareil de penser aux choses dont
personne ne parle et la pensée muette à d’inexorables exigences. On ne peut, à
la veille des semailles du printemps, ni laisser en vigueur les décisions de l’an
passé qui ont compromis deux récoltes ni laisser en place les secrétaires
régionaux qui les ont appliquées. On ne peut pas non plus aller où que ce soit
sans paraître s’orienter vers la gauche ou vers la droite ; on ne peut pas
signer une décision sans qu’elle implique une aggravation, un relâchement, un
changement, un désaveu des décisions d’hier. Ainsi tout est piège, – argument
pour les hommes de gauche, pour les hommes de droite, menace pour le crédit de
l’infaillible, risque de lézarde dans le sol, – et qui sait quelle lézarde sera
demain l’abîme, qui sait d’où peuvent jaillir les laves fumantes ? Méfions-nous,
méfions-nous. Le secrétaire général a trente nominations nouvelles de
secrétaires régionaux dans sa serviette et trois arrêtés :
Sur la répartition du revenu des exploitations agricoles
collectives ;
Sur le régime de la propriété individuelle du petit et moyen
bétail au sein des exploitations collectives ;
Sur le niveau de la stabilisation provisoire du rapport
entre le rouble-marchandise et le rouble-papier.
Ces décisions signifient un recul par rapport à celles de l’an
dernier, des concessions à la petite propriété rurale, donc une évolution vers la
politique préconisée en silence par la droite ; dès lors les éléments de
gauche, les trotskystes d’abord, vont relever la tête, dénoncer le funeste
glissement vers Thermidor : rappeler qu’il a dit en 1926 (etc.)… ; – les
éléments de droite – et d’abord l’insupportable Nicolas Ivanovitch Boukharine, vont
se dire – sans rien dire tout haut, les coquins, car ils se taisent avec une
malignité sans bornes – qu’ils l’avaient bien dit au temps où
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