S'il est minuit dans le siècle
Avélii, tête contre tête.
– Nous risquerions de commettre un crime, lui
répondaient-ils, en dressant les travailleurs affamés, arriérés, inconscients,
contre leur propre avant-garde organisée, la seule qu’il y ait, si défaillante
et usée qu’elle soit… Nous risquerions, en cherchant à rénover la révolution, de
déchaîner les forces ennemies des masses paysannes… C’est le parti qu’il faut
guérir, à tout prix. Peu importe qu’il nous passe sur le corps, si c’est pour
ressusciter demain quand la classe ouvrière…
Nulle évasion possible, en attendant.
– Thermidoriens ! murmura Rodion. Fils de chienne !
Excuse-moi, camarade Varvara, c’est bien ce que je pense d’eux, alors il faut
que je le dise tout haut…
– Thermidoriens suffit, dit Varvara doucement. C’est
exact.
– Non. Pas assez, cria Rodion, comment dire en termes
marxistes : fils de chienne ? Fils de sale bête humiliée, qu’on a
battue, traitée à coup de pieds dans le ventre, nourrie des restes et qui n’est
bonne qu’à mordre les pauvres ? Donne-moi la terminologie scientifique, toi
qui es instruite ? Qu’est-ce qu’il aurait dit, Hegel, s’il avait vu cette
racaille bureaucratique sucer le sang du prolétariat victorieux ? Et Vladimir
Illitch, qu’est-ce qu’il aurait dit ?
– Je crois bien que Lénine aurait dit comme toi, fit
sérieusement Varvara.
Ils firent ensemble le tour des hypothèses, étudièrent la
conduite à tenir, conclurent que l’on ne savait rien des messages, qu’une
trahison était impossible, mais qu’il fallait s’attendre au pire, par principe.
Le Georgien va renier une fois de plus ses actes d’hier, il lui faut des victimes
pour manœuvrer le parti ; nous serions bien dangereux si nous existions au
sens politique du mot.
Ici, Avélii coupa Varvara.
– Si nous existions, dis-tu ? Tu crois donc que
nous n’existons pas ? Je me le suis souvent demandé. Nous existons comme
un germe dans la terre, comme un remords dans une conscience malade, mais nous
ne sommes rien de plus…
La prison les cernait déjà, ils en éprouvaient une sensation
d’étouffement, même sous le vaste ciel encore transparent.
– N’y allons ni ce soir ni demain, dit Avélii. Qu’ils
viennent eux-mêmes nous chercher, ces fils de chiennes, selon Hegel et Lénine…
– Oui, laisse tomber ta boulangerie, Varvara. Le pain
de la misère, on le répartira bien sans toi. Respirons librement cette nuit…
Ils convinrent de passer la nuit dans le bois au-dessus
du fleuve. Avélii alla détruire les messages, chercher des couvertures, du
savon, du pain. Rodion dit :
– Je veux voir encore une fois la ville…
Quelle tristesse chantante l’y appelait ? Il n’eût pas
su l’exprimer. Il se promena, parmi les gens, sur le boulevard des Soviets. On
voyait sur des affiches de cinéma des marins de l’an 17, aux vareuses barrées
de cartouchières, lancer au monde un appel véhément. « Que faire, petits
frères ? » leur demanda Rodion qui se reconnaissait en eux, né dix
ans trop tard parce qu’il y a un destin ou parce qu’il n’y en a pas ? Ce n’est
peut-être plus un problème : le destin, il faut le faire, d’une rude main
de prolétaire, et puis tant pis si j’en crève ! Des pompiers, au pied d’une
tour en briques rouges, ramenaient leurs chevaux à l’écurie. Rodion flatta du
plat de la main la croupe d’une puissante jument. Le rouquin boudeur qui la
soignait lui parut sympathique, avec ses biceps durs. Une lanterne lui
éclairait la face en contrebas. Rodion le plaignit de n’être point conscient. Vivre
sans savoir, obéir, berné par tous les mots d’ordre, obéir sans servir la
grande cause unique, plutôt mourir au plus froid de vos prisons, fils de
chienne ! Rodion se reposa sur des pierres tombées de la corniche de l’église
Saint-Nicolas, en contemplant la place Lénine, le petit buste de Vladimir Illitch
oublié juste au centre de cet espace abandonné, les trois maisons en pierres
prises à des riches, autrefois, pour la justice, où siègent maintenant la
Sûreté, le Comité du parti, le Soviet, en un mot, l’injustice. Une chèvre tachetée,
suivie de deux amusants petits chevreaux noirs, broutait l’herbe noire autour
du monument. Les gens traversaient la place en diagonale, se dirigeant vers les
fenêtres éclairées du club des syndicats, rue du camarade Lébedkine. Rodion
admira le ciel au-dessus du toit, dont le bleu,
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