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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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nuit,
une fois de plus en tête à tête avec les problèmes. Seulement, cette fois, les
moindres fibres de son être savaient qu’il serait demain dans une cave de la
Sûreté. Dimitri y était déjà, le vieux Ryjik y était, des milliers d’inconnus y
étaient, y vivaient, y mouraient sans doute et il se sentait écartelé entre un
oui et un non également amers, également vrais, également nécessaires, également
durs. Je consens. Je ne peux pas. Les machines, quand elles se mettent à
travailler contre l’homme, on doit jeter un boulon dedans, et elles se cassent,
elles ne sont plus que ferraille morte. Les machines sans âmes nous les avons
faites, nous avons bien le droit de les démolir, nous en ferons d’autres. Je le
sais, moi, Rodion. Une volonté pareille à une lumière le redressa. Qu’espérons-nous ?
Qu’attendons-nous ? Mais nous sommes fous de résignation ! Impossible
de vivre ainsi, je vous dis que c’est impossible, camarades ! Impossible
de mourir ainsi, à moins que l’on ne nous tue. Rien à attendre que de
nous-mêmes. « L’histoire, dit Hegel… L’histoire, c’est nous qui la faisons,
nous sommes historiques aussi, comme tous les pauvres diables… » Cette machine,
il n’est pas sûr qu’elle s’arrête et s’écroule un jour toute seule, il faut la
démolir. Une autre révolution, voilà, que nous ferons tout autrement. Je ne
peux pas savoir comment, mais ce sera tout autrement. Et d’abord leur échapper.
Assez.
    Il marcha d’un pas léger jusqu’au lieu du rendez-vous où l’attendaient
Avélii et Varvara pour passer ensemble leur nuit d’avant la prison. De la terre,
dure sous ses pieds, supportée elle-même par les roches noires, une simple
énergie montait à travers ses membres, fraîche, aimante et tenace, pareille à l’évidence…
Il suivit, à travers bois, un étroit chemin que la Voie lactée remplissait d’une
faible lueur. Et tandis qu’il se rapprochait des camarades, les paroles qu’il
leur apportait, brûlantes et comme ailées, perdaient leur force persuasive ;
il n’en restait plus que des mots banals, faciles à réfuter avec d’autres mots.
    – La pensée marxiste, Rodion, doit être objective. Cette
dictature qui n’est plus que violence et mensonge contre le prolétariat est
encore prolétarienne, malgré elle, puisqu’elle maintient le régime de la
propriété établi par la révolution d’Octobre…
    Rodion maîtrisa une sorte d’exaspération. Suis-je condamné à
ne point comprendre ? à ne point savoir ? Une confiance victorieuse
pénétrait pourtant ses membres. Il découvrit Varvara et Avélii, étendus l’un
contre l’autre, entre les racines moussues d’un sapin. C’étaient deux visages
indiscernables qu’il pressentit plutôt qu’il ne les entrevit, si proches que
leurs souffles se confondaient. La voix étrangement tendre de la femme lui
offrit du pain.
    – Donnez, dit-il gaiement et il s’amusa, dans la nuit
totale, à chercher de ses mains la main qui lui tendait un croûton de seigle.
    Ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité, veloutée sous les
branches étendues de l’arbre. Sans doute une vague phosphorescence d’étoiles
parvenait-elle jusqu’ici, car Rodion crut bien voir tout à coup l’étroit visage
lisse de Varvara sur lequel flottait, sans sourire, une béatitude. Le profil d’Avélii
s’enfonçait entre la joue et la nuque de la femme, dans sa chair chaude et ses
cheveux. Le silence s’éternisa. Un moment passa et il fit plus noir encore, d’un
noir d’abîme. Rodion sentit la terre glacée, le pain amer, la coupole des branchages
oppressante. Avélii et Varvara se parlaient tout bas, au ras du sol, de la
prison, de la vie, de l’amour, du prolétariat, de la prison. Rodion prêta un
moment l’oreille à leur murmure : ce fut angoissant… Puis il alla s’étendre
à quelques pas de là, sur la mousse froide, de manière à voir un lambeau de
ciel entre les cimes des sapins. Des rayons ténus reliaient toutes les étoiles
entre elles, cela faisait un tissu de mystérieuse lumière. Où finissait la nuit,
où commençait la clarté ? Où finissait la clarté, où commençait la nuit ?
Rodion s’endormit les yeux ouverts.
    Avélii et Varvara descendirent le lendemain dans un monde
souterrain qu’ils connaissaient déjà, où l’on vivait d’une vie larvaire et
doucement délirante… Aux fenêtres – car ces caves affleuraient au sol  – garnies
de fils de fer

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