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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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les traits s’amincir, les
yeux se brider, les lèvres s’assombrir, car il faut écarter l’amour ; si c’est
ainsi, s’il faut qu’à l’heure du danger on pense à lui avant de penser aux
camarades. Sans doute vont-ils nous arrêter tous, aujourd’hui même. 1° Détruire
les messages. 2° Préparer les jeunes, Avélii, Rodion à cette épreuve (ils
tiendront…) 3° Écrire à Katia… 4° Écrire à Moscou. Avertir. Changer d’écriture
et d’adresse pour qu’ils n’interceptent point cette carte.
    Le reste de la journée s’écoula sur trois plans différents. L’automate
remplissait sa fonction, servait le pain, n’égarait pas un numéro ; deux
êtres, derrière son masque ordinaire, vivaient leurs vies distinctes et mêlées,
celui qui pensait, celui qui souffrait. Ce ne sera peut-être rien : l’habituelle
persécution printanière, trois mois à passer dans les caves de la Sûreté, peut-être
un transfèrement après ; mais si l’on transfère Avélii ailleurs, Avélii, comment
vivre sans Avélii ? – cette appréhension-là suscitait un sanglot fou, que
Varvara ravalait avec une grande gorgée de salive.
    – Eh, citoyenne, j’ai pas mon poids, à quoi tu penses ?
    Varvara revenait au présent centré sur l’aiguille de la
balance, ajoutait trente grammes de pain, murmurait : « À la suivante,
citoyenne » et des idées claires, aussi rudes que des pièces de métal, s’agençaient
toutes seules : « Non, ce sera plus sérieux, maintenant, c’est sans
doute qu’à la veille des conférences du parti on tient à monter des affaires de
trotskysme, pour faire diversion : les cadres des déportés seront envoyés
dans les isolateurs – et il nous faudra bien deux à trois ans pour en ressortir,
à moins de changements imprévus ; Avélii et Rodion peuvent s’en tirer car
on n’aime pas à enfermer les jeunes dans des prisons où ils se forment au
contact des aînés… »
    – N’y allons pas ! proposa Rodion.
    Ils étaient au crépuscule, dans le jardin public, du côté
désert d’où l’on voit l’ancien marché aux poissons. De là, des pentes bleues
descendaient vers le gué ; puis la plaine d’outre les Eaux-Noires s’étendait,
livrée aux ténèbres. Varvara se récria :
    – Mais tu es fou, Rodion !
    – Écoutez-moi, reprit le gars.
    Il croyait connaître les chemins vers le nord, la mer, mais
là on se perdrait et les déserts mêmes étaient des pénitenciers. Vers le
sud-est, la voie ferrée, dont chaque station serait un traquenard ; par
contre, en cheminant cinq à six cents kilomètres vers le midi, on sortirait de
la zone de grande surveillance… Les passeports, on les vole. Dix jours de
marche, avec le risque de mourir de faim – et pourquoi pas ? hein ? –
à travers les bois, les steppes, on gagnerait la Biélaya, les Eaux-Blanches, on
serait sauvés…
    – Et les autres ? s’indigna Varvara. Et le parti ?
Qui sommes-nous, Rodion ? des forçats, des vagabonds, qu’est-ce que tu
crois ?
    « N’oublie jamais que nous sommes la fraction vivante
du parti… » Peut-être ne le dit-elle pas, mais ce fut comme si elle l’avait
dit. Rodion noua les main sur ses genoux et ses yeux errèrent à travers les
lointains obscurs. Il savait tout cela, mais comprenait mal ou ne comprenait
plus, ou se sentait près de comprendre enfin tout autre chose. Geôliers et
prisonniers nous sommes encore du même parti : le seul parti de la révolution ;
ils le dégradent, le conduisent à la perte, nous résistons pour le sauver
malgré eux. Nous ne pouvons en appeler du parti malade, gouverné par des
arrivistes pourris, qu’au parti sain… Mais où est-il, où ? Qui est-ce ?
Et s’il était hors du parti ? Le vrai parti des travailleurs, hors parti, mais
est-ce possible ? Nous sommes la fraction persécutée, fidèle aux
persécuteurs parce qu’elle est la seule fidèle au grand parti dont ils ont
dérobé les enseignes et qu’ils trahissent… Rodion chercha désespérément dans
les ténèbres survenues les visages des camarades.
    – Écoutez-moi ! Ce n’est plus vrai : quelque chose
est à jamais perdu. Lénine ne se relèvera plus, dans son mausolée. Nos seuls
frères, ce sont les gens du travail qui n’ont plus ni droit ni pain. C’est à
eux qu’il faut parler, avec eux qu’il faut refaire la révolution et d’abord un
tout autre parti…
    Les camarades lui parurent livides, au commencement de la
nuit, Varvara,

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